Vous avez remarqué ? Dans les rapports humains, il y a des configurations qui paraissent comme aimantées, tant on ne sait y résister : dès l’apparition de leur esquisse, on se sent poussé à endosser l’un de ses rôles non pourvus, même si on n’a rien à y faire, pour parfaire le tableau.
Vous ne voyez pas ? Prenons une des configurations les plus courantes : le triangle de Karpman, victime-sauveur-persécuteur.
Notre Dame des Landes, immigration illégale, Syrie, harcèlement sexuel, relations de voisinage : ça marche pareil.
Le premier rôle qui apparaît est en général celui de la victime ; car, contrairement à ce que l’on pourrait penser, il présente plein d’avantages : on se fait plaindre, on peut pleinement exercer sa capacité d’expression lyrico-tragique, et même en abuser sans risque : le public ne siffle jamais.
Petit conseil aux victimes : surtout, ne faites rien pour sortir de votre état, les deux autres rôles s’occupent de tout. Même de faire semblant, s’il le faut.
Donc, pas de situation sans victime. Pour Notre Dame des Landes, au début la victime était, ou allait être, l’écologie : les zones humides, la nidification des mésanges à tête verte, ou que sais-je. Mais ce n’est pas très parlant, les mésanges, et pour se plaindre il faut parler. Que faire ?
Alors on occupe la zone sans droit ni titre. Ce qui, si on y réfléchit, est plutôt un acte de « persécuteur » vis-à-vis de la communauté nationale qui s’efforce de vivre selon le droit pour être en paix.
Patience ! Car la communauté nationale, trop lointaine, ne dit rien et n’a, pas plus que les mésanges, un profil crédible de victime ; mais dès qu’elle réagit pour les chasser, elle (ou l’Etat, son bras armé) endosse malgré elle le rôle de persécuteur, libérant le rôle tant convoité de victime, dont les occupants illégaux s’emparent aussitôt.
Mais pas durablement de victime sans persécuteur. La victime, ou son public, doit donc en trouver un. A défaut, le fabriquer. Heureusement, il y a des « candidats » tous trouvés : comme les services de l’Etat, nécessairement sans âme, loin des réalités, tellement puissants, n’est-ce pas.
Mais aussi des petites gens qui veulent tout bonnement récupérer leur bien squatté, et qui font appel à la loi pour y parvenir car ils croient en la justice de la République : dès lors, diabolisation garantie !
Il y a aussi de vrais persécuteurs, ayant sur le moment des pulsions agressives à libérer : dangereux, heureusement moins nombreux : à éviter, d’autant qu’ils ne sont pas vraiment nécessaires.
En fait l’idéal, c’est quand le persécuteur est lointain, dépourvu de moyens, ou paralysé à l’idée d’aggraver son cas en les utilisant : lointain, il peut être fantasmé par la victime et son public ; inerte, il permet au triangle de durer et devenir une rente de situation, pour la victime et son sauveur.
Car le voici, le troisième personnage : le sauveur. Pas toujours plus véridique que les deux premiers, il est là, débordant de compassion pour la victime qu’en passant il infantilise, l’émotion dans la voix pour accabler le persécuteur désigné, d’autant plus qu’il est lointain : faut pas pousser, quand même.
Sinon, ce n’est plus un sauveur, cela s’appelle un héros, comme à Trèbes.
Si les héros sont toujours trop rares, les sauveurs ne manquent jamais : associations de bénévoles, belles âmes en quête de causes, média en quête de sujets, qui nomment les titulaires des trois rôles du triangle, pour ceux qui n’arrivent pas à comprendre tous seuls.
Tournée de shoots narcissiques pour tout le monde, petites montées d’adrénaline en option (ah, apostropher un CRS qui ne vous frappera pas, quel pied !)
Tel est l’un de nos jeux de société favoris.
Mais que lui reprocher finalement ? La vie n’est-elle pas une vaste scène de théâtre que nous arpentons tous plus ou moins grimés, miroir de Narcisse à la main ?
Mais d’abord l’absence de vérité. La plus importante, celle que nous nous devons à nous-mêmes, pour arriver à nous connaître, avancer, nous accomplir. Sur jouer des rôles en permanence ne peut nous y aider.
Ensuite la production de haine et de défiance. Chaque acteur connaît la part de mauvaise foi de l’autre et la lui reproche, tout en s’en exonérant lui-même. Travailler, et bientôt vivre ensemble devient impossible.
Enfin l’inefficacité. Ces triangles maudits trappent les initiatives, engluent tous les mouvements pour sortir des situations à traiter, sur multiplient les moyens nécessaires ; au final ils engloutissent, en véritables Triangles des Bermudes, les projets comme autant de navires chargés d’espérances.
2 000 CRS pendant une semaine pour évacuer 100 zadistes. 100 missiles pour détruire quelques bâtiments soigneusement évacués au préalable en Syrie. Sans rien régler.
Car il y a une situation qui attend, au barycentre de chaque triangle. Ce serait bien de la traiter, quand même.
Alors laissons tomber ces rôles de caricature. Acceptons d’objectiver les analyses, d’écouter les ressentis et les besoins, de construire les réponses ensemble, l’esprit ouvert.
Ce serait à coup sûr libérateur. Plus exigeant ? Oui, sans doute.
Plus gratifiant aussi peut-être, allez savoir.
Daniel Rigaud