Vous connaissez la théorie du chaos ? Dire théorie est approximatif d’ailleurs, car rien n’est plus expérimental que la genèse et le développement de ce champ de la connaissance.
Mais en deux mots, cette « théorie » consiste à dire (et surtout, mettre en évidence) que derrière toutes sortes de phénomènes apparemment aléatoires, « chaotiques », (mouvements de cours des matières premières, météo, positions des tourbillons dans les eaux vives,….) se trouvent des cohérences, des structures cachées auxquelles toutes les valeurs observées appartiennent, ou finissent par appartenir.
Ces cohérences cachées, on les appelle « strange attractors », ou « attracteurs étranges ».
Fascinant, factuel, et toujours inexpliqué.
Les actualités politiques et sociétales se succèdent, plus tourbillonnantes les unes que les autres… et si, sur ces dernières semaines, on cherchait les « attracteurs étranges » qui y sont à l’œuvre?
De quoi nous a-t-on parlé récemment?
D’un projet de loi sanctionnant les violences sexistes et sexuelles. Des insurrections à Mayotte contre l’insécurité. De l’insuffisance des reconstructions en outremer après les ouragans. Des résultats des élections italiennes. De la saleté de Paris et du désastre de ses vélos. Du relèvement des taxes américaines sur l’acier et l’aluminium. De l’ascenseur émotionnel entre Trump et Kim Jong Un.
Aucun rapport, direz-vous. Vous croyez?
Eh bien en live, et pour vous seuls chers internautes, Conjecture 4.0 va faire apparaître le « strange attractor » reliant tous ces événements! Parfaitement.
Du projet de loi sur les violences sexistes :
La cause du combat des violences faites aux femmes dans leurs relations avec des hommes est évidemment juste dans notre modèle de société démocratique, et depuis longtemps fait l’objet de mesures éducatives et coercitives nombreuses : ainsi en France, la notion de crime passionnel, circonstance atténuante jusqu’en 1975, devient aggravante en 1994, la notion de harcèlement sexuel est judiciarisée en 1992, le viol conjugal est reconnu, et en 2018 la violence conjugale subie peut conduire à l’acquittement d’un conjoint meurtrier. Travail de fond en cours donc, au rythme des transformations sociétales, trop lent peut-être, mais inexorable.
Mais le sujet n’est pas exactement celui-là : le sujet, ce sont les gestes déplacés en public, les propos grossiers et humiliants, les attouchements imposés : pourquoi fait-il irruption dans l’actualité, et pourquoi vouloir légiférer ?
D’abord parce que le niveau de tolérance à ces comportements, sous l’effet de ces transformations sociétales de fond, s’est approché de zéro.
Et que face à cela, les clés de lecture des comportements, dictées par les cultures et religions de plus en plus dissonantes présentes en France et en Europe, deviennent inopérantes, et conduisent à des contresens.
Parce que cette situation, pourtant prévisible compte tenu des origines exotiques récentes d’immigration, n’a pas été anticipée, n’a donné lieu à aucun choix explicite et démocratique de cible de culture commune à atteindre, à aucun plan d’action à déployer et à suivre dans ses effets.
On a fait comme si ces juxtapositions soudaines de culture allaient être anodines, alors que le fondement même d’une culture d’un groupe humain est de servir à reconnaître instantanément, comme un maillot de foot, qui est dans l’équipe et qui n’y est pas.
On a superbement ignoré ce qu’allait devenir le besoin de bien commun de cette population rendue plus bigarrée, et comment le satisfaire.
Résultat : la population, et notamment les femmes, prend de plein fouet des « contresens culturels » parfaitement évitables, et s’indigne à juste titre.
Et à cette indignation, la réponse de l’Etat est toujours la même : une loi, des sanctions.
Largement inapplicables dans beaucoup de cas, faute de preuves, de moyens de police,…. donc inefficaces, perdantes sur toute la ligne : décrédibilisation de la puissance publique, frustration des victimes, impunité goguenarde des agresseurs.
De plus, est-il sensé de punir un manquement à des règles qu’on a incomplètement inculquées?
Sous les ors de la République, est-on dans la naïveté navrante, le faux semblant cynique ? Ou la soumission à la dictature du temps court médiatique, obligeant à faire vite, spectaculaire, sans souci d’efficacité ?
Ce qu’il faut traiter, c’est l‘inéducation de certains (y compris les arrivés récents, s’ils sont destinés à rester), et/ou la trop grande diversité de cultures qui de fait cohabitent, et qui se croient autorisées, par le flou ambiant, à se concurrencer à mort.
Des insurrections à Mayotte contre l’insécurité :
On est là devant la béance des lacunes de notre modèle républicain ; la situation des territoires ultra-marins de la République (et dans une moindre mesure celle de la Corse) malmène nos grands principes universalistes par ses particularismes géographiques, économiques et culturels.
Liberté, égalité, fraternité : c’est assez facile pour une population culturellement et économiquement homogène, stabilisée, en proximité physique, sous climat tempéré : là, on peut se « lâcher » dans l’universel, comme l’ont fait les grands tribuns de la Révolution.
Les choses se gâtent quand on se met à croire que ces principes s’appliquent ipso facto à tous les climats, tous les éloignements, toutes les cultures, toutes les dimensions de population : le peuvent-ils vraiment, quand les conditions de vie sont aussi discordantes ? Dans une époque où la plus petite inégalité est instantanément connue, les moyens juridiques pour y mettre fin instantanément mis en œuvre ?
L’utilisation des grands principes pour régir le vivre ensemble passe alors du statut de « objectif accessible » à « ambition compliquée ». Pourquoi pas ? C’est beau de vouloir relever des défis ! Mais mieux vaut savoir qu’il y en a un, s’y préparer, et s’assurer que l’enjeu le mérite…
A Mayotte, notre République s’est mise toute seule deux problèmes épineux sur les bras :
- Peut-on attribuer à cette population mahoraise devenue française les prestations de couverture sociale et de service public de la métropole, alors que la richesse produite dans cette île est très loin d’être en rapport ? La réponse des grands principes est oui, mais quelle est celle de l’ensemble de la Nation, qui n’a évidemment pas été consultée pour le rattachement de Mayotte, et qui peut légitimement réclamer que l’égalité et la solidarité commencent par progresser en métropole ?
- Et si on le fait, comment éviter que toute la misère des Comores et d’ailleurs ne vienne s’abattre sur Mayotte? On tire à vue sur les kwassa-kwassa ? On expulse par la force les clandestins, mères et bébés compris ? On monte des murs-frontière sur les plages ou au milieu des détroits ?
La solution utilisée sera probablement celle habituelle : transiger sur quelques moyens traitant quelques aspects de la crise, jouer avec le temps et l’enlisement jusqu’à la fin du mandat présidentiel. En se gardant bien de trancher sur le fond.
On laissera ainsi passer une occasion intéressante de faire progresser notre modèle démocratique, lui permettant ainsi de résister « aux conditions limites » : éloignement des cultures, des niveaux de vie, de la géographie comme du climat.
N’est-ce pas juste indispensable quand on se veut, se prétend, être un modèle universel ?
De l’insuffisance des reconstructions en outremer après les ouragans :
Un des articles de ce site (cf. le manteau de Saint Martin) abordait déjà le sujet : comment s’exerce, et devrait s’exercer, une réelle solidarité nationale et républicaine envers ces territoires lointains.
6 mois plus tard, Saint Martin et Saint Barthélémy reviennent sur le devant de l’actualité, qui vient nous annoncer benoîtement que la reconstruction est en retard, et ne sera jamais terminée pour la prochaine période cyclonique de juin.
Dans la foulée, le Gouvernement annonce que « 500 millions d’euros ont été mobilisés pour financer la remise en état et la sécurisation des infrastructures et des habitations avant la prochaine saison cyclonique ».
Sauf que les reconstructions nécessaires se comptent en milliards.
Sauf que les normes plus sévères de reconstruction ne semblent pas plus respectées que les anciennes, par des habitants qui perdent patience et reconstruisent eux-mêmes, avec des matériaux de fortune.
Sauf que ces 500 millions d’€ ne trouveront ni le temps, ni les matériaux, ni les bras nécessaires pour s’investir en 3 mois, et resteront largement des millions-papier.
Alors, jeux de scène médiatico-politiques ?
Il restera alors à espérer que les cyclones veuillent bien passer ailleurs, parce que la cause des territoires sujets à ces phénomènes aura été traitée sans le niveau de priorité, et donc de consensus national, nécessaires.
Des résultats des élections italiennes :
Oui, l’Italie est malade de sa gouvernance depuis longtemps, mais chacun semblait s’en être accommodé. Les Italiens eux-mêmes n’ont-ils pas refusé en 2016 de réformer leur Constitution et ses modes d’élection byzantins ?
Mais là, l’électorat semble perdu comme jamais : il sanctionne lourdement un Renzi semblant pourtant jeune, dynamique et progressiste, et place en tête le plus amateur des partis présents, sans lui donner toutefois les moyens de gouverner, tout en exprimant sa répulsion devant la montée de l’immigration incontrôlée et l’indifférence jupitérienne de l’Europe, incapable de traiter efficacement et collectivement ce sujet.
Résultat : pour l’une des économies majeures de l’U.E., une période d’indécision gouvernementale de plusieurs mois s’engage, un peu comme vient de le vivre l’Allemagne, à un moment où l’Angleterre reprend sa liberté, les pays est-européens frondent, et les grandes puissances mondiales renforcent leur gouvernance.
Mais le message du corps électoral italien est-il si confus que cela ? Ne dit-il pas aux partis et aux politiques : « Tant que vous ne répondrez pas à mes attentes profondes, vous ne gouvernerez pas, ni les uns ni les autres ? »
Comment ne pas mettre en regard de cette élection italienne les élections présidentielles russes, où Poutine malgré tous les défauts que nous sommes si prompts à lui trouver, est réélu à 75% des voix sans même faire campagne, parce qu’l rend leur fierté à ses concitoyens ?
Après des décennies de folle cavalcade d’économie et de libre circulation mondialisées, menée au nom de principes dits universels, et aussi de beaucoup de cupidité, les peuples veulent souffler. Faire une pause, se recentrer, trier entre ce qu’ils gardent et ce qu’ils jettent, pour aller ensuite de l’avant avec des convictions qui leur seront redevenues propres.
De la saleté de Paris et du désastre de ses vélos :
C’est dit, Paris est sale.
Les poubelles squattées par les rats, les mégots et emballages de fast-food par terre, les bouteilles vides jetées dans le Canal Saint Martin tous les samedis soir dès qu’il fait beau.
Par ailleurs, le changement de prestataire des vélib se fait dans la plus grande confusion, avec en surcroît des concurrents « sauvages », parfois éphémères, mettant leurs vélos à disposition sans stations, ce qui les rend encore plus exposés au vandalisme et à l’abandon n’importe où.
A la barre des accusés : la Mairie de Paris, qui semble depuis plusieurs années avoir rogné sur les moyens, et mal piloté ses sous-traitants. Soit.
Mais que dire alors de la responsabilité des utilisateurs de Paris, Parisiens ou non ? A quel niveau d’individualisme irresponsable, d’absence de sens du bien commun sont-ils, sommes-nous parvenus pour jeter à terre un vélo neuf qu’on a fini de louer, en briser les rayons par jeu ? Abandonner « où ça tombe » détritus et déjections canines, alors que les poubelles publiques sont à côté, alors que la bien-pensance ambiante n’a jamais été aussi écologique ?
Du relèvement des taxes américaines sur l’acier et l’aluminium :
A ce sujet, Trump a encore fait du Trump : spectaculaire, brutal, pour maximiser l’effet d’annonce.
En showman consommé qui soigne son profil gauche. Pardon, droit.
En leader aussi qui ne croit qu’au rapport de forces avec ses adversaires et se moque des états d’âme de ses alliés, qui ne comptent pour rien parce que le matérialisme est tout.
Ensuite, en fonction des réactions dans le monde et des réalités économiques on adapte, on édulcore, une fois les spots éteints.
Car la grande force des décisions prises par seul intérêt, c’est qu’elles ignorent l’historique. Seule la vérité du rapport de force du moment compte pour prendre la décision, qui peut sans inconvénient être contraire à la précédente.
Mais alors, à quoi ça sert ce show?
A rassurer son électorat ouvrier du côté des Grands Lacs. A masquer le besoin de restructuration de la sidérurgie américaine largement obsolète par une mesure de court terme, efficace à petit périmètre. Quitte à ce que ce même électorat ouvrier se retrouve floué, à terme.
De l’ascenseur émotionnel entre Trump et Kim Jong Un :
On n’avait pas entendu pires injures entre dirigeants depuis la nuit des temps. Des injures de préau d’école, mais le doigt sur le bouton nucléaire.
Face à face dans le détroit de la mer de Chine.
A ma droite le sumo nord-coréen, à ma gauche le cow-boy américain. On croirait entendre, au loin, Enrico Morricone.
La haine est totale, l’assaut imminent.
Mais non !
Avec des Jeux Olympiques venant à point nommé en Corée du Sud, à la surprise générale on se détend, on s’apprivoise, on se donne bientôt rendez-vous pour parler dénucléarisation de la Corée !
A quand les compliments fleuris ? On se pince d’incrédulité.
Où est passée la respectabilité ? Disparue aux premières insultes.
La consistance d’une parole de Président ? Devenue une vieille lune.
Chacun triomphe, aucun des deux n’a renoncé à ses objectifs. Ce rapprochement n’est pas une volonté d’entente, mais un hasard de trajectoires tracées à l’avance par des ego démesurés et des stratégies autocentrées, sans état d’âme, sans bien commun supérieur, … et bien sûr sans s’embarrasser de cohérence.
Alors, quel « attracteur étrange » est à l’œuvre dans tout cela ?
Il se constitue progressivement, sans nécessairement poursuivre une cohérence : l’individualisme né des idées du Siècle des Lumières produit le besoin de démocratie, d’abord utilisée comme une arme de destruction massive du pouvoir en place ; la royauté une fois à terre, apparaît le besoin du bien commun pour donner un minimum de cohésion à la communauté nationale, et garantir les libertés que réclame l’individualisme.
Mais ces deux derniers concepts sont fragiles, les nouveaux gouvernants se défiant de la démocratie, et le bien commun apparaissant comme concurrent, voire contradictoire avec l’individualisme.
Il faut, il faudra, il faudrait donc constamment se battre pour les faire exister.
Mais l’individualisme va délaisser le bien commun pour se jeter dans des communautés virtuelles, aduler des héros oniriques, créés de toutes pièces pour des raisons consuméristes.
Et cela, grâce à l’appui des nouvelles technologies et des média qui par l’hyper-communication permettent cette proximité factice. La dictature du temps court, haletant de mille désirs sous le fouet de l’émotion fabriquée, est en marche.
Ces mêmes nouvelles technologies rapprochent brutalement les civilisations du monde. Elles font miroiter aux plus pauvres les avantages matériels des plus développées économiquement ; de ce rapprochement d’abord cathodique naîtra l’envie de l’immigration physique, rendant le choc de cultures inévitable.
Et ce choc, la faiblesse du bien commun, l’excès d’individualisme, le déficit de démocratie, vont empêcher de l’anticiper, de le réguler, et de le maîtriser. Cette confrontation des cultures tombe dans un vide conceptuel sidéral.
Devant cet accueil plus glacial qu’hostile, cette absence de cadre de vie citoyenne partagée, le communautarisme ne peut que se développer pour se tenir chaud, protéger ses membres, exister, et parfois détruire.
Individualisme. Déficit de démocratie. Oubli du bien commun. Dictature du temps court. Choc des cultures. Communautarisme.
Le voilà, cet « attracteur étrange » de notre monde occidental, représenté ci-dessous, sans doute maladroitement encore, aspirant et inspirant les événements de l’actualité, comme le reste :
Et ce qu’il est nous interpelle :
- La cohérence que cet attracteur étrange nous impose, est-elle de nature à nous développer, individuellement et collectivement ?
- Validons-nous cet attracteur étrange comme façonneur de l’avenir que nous désirons?
Il faut répondre. Car en ce moment même, sur d’autres continents, d’autres attracteurs étranges, peut-être plus cohérents, peut-être plus puissants, sont à l’œuvre, et se préparent à combattre.
Et comme on dit : “The winner takes all”.
Et ce sera sans appel. Car ce combat-là, inédit, sera sans violence et sans ressentiment.
Nous en parlerons bientôt, dans un prochain post !
Daniel Rigaud
Daniel, encore une fois, ton analyse est de haute tenue, rationnelle et réaliste, objective en un mot. Je crains que les attracteurs étranges que tu mets en évidence – Individualisme. Déficit de démocratie. Oubli du bien commun. Dictature du temps court. Choc des cultures. Communautarisme. – ne dépassent les capacités d’action de quelque gouvernance que ce soit, pour les mêmes causes agissant au niveau le plus élevé. Je le crains d’autant plus que le président de la République française est le porte-parole et l’exécuteur des [basses] œuvres d’un libéralisme financier absolu au niveau européen – c’est-à-dire cyniquement orienté sur le renforcement de la domination d’une oligarchie (environ 5.000 personnes en France) sous la coupe des puissances étasuniennes – qui n’a rien à faire du bien commun. Deux autres ensembles (re)naissent, trois même avec l’Inde : la Russie et la Chine, avec un sentiment national fort. Si Paul Valéry a pu dire que « nous autres, civilisations savons maintenant que nous sommes mortelles », cette mort de l’Occident se produit à petit feu et les grenouilles que nous sommes « ne ressentent pas le réchauffement très progressif de la température ».
Bref, je retiens la liste des tes attracteurs étranges, d’une part, et diffuse ton texte sur mon réseau d’autre part.
Je t’annonce aussi la sortie d’un ouvrage remarquable de Philippe Rosinski dans notre maison d’édition : « Leadership et Coaching Global ».
A suivre tes réflexions de grand qualité et à te revoir sans tarder;
Jean
Je suis heureux que ce post t’ait plu, Jean
Tes commentaires comme d’habitude enrichissent brillamment son sujet, ce qui ne m’étonne plus mais m’émerveille toujours!
Je savoure à l’avance l’échange que nous ne manquerons pas d’avoir à propos de la Chine notamment… bientôt!
Merci en tout cas de l’avoir diffusé dans ton réseau, tu me diras o je peux trouver le livre de Rosinski
A bientôt,
Daniel