L’article précédent brossait un rapide tableau des nouvelles forces et faiblesses des grands totalitarismes (Chine, Russie), et des grandes démocraties (Etats Unis, Europe), dans le match retour qui s’annonce pour le XXIe siècle avec comme enjeu, comme toujours depuis la Renaissance et les Conquistadors, la domination de la planète.
Nonobstant, naturellement, les atouts et handicaps géostratégiques, géologiques, démographiques des uns et des autres, qui demeurent et joueront leur rôle, que peut-on dire de ces systèmes politiques ?
Objectivement, il faut reconnaître aux totalitarismes le mérite d’avoir su se réinventer depuis leur déroute des années 90, en :
- Se débarrassant d’idéologies aux niveaux d’ambition et de rigidité devenus contreproductifs,
- Maintenant sans faiblesse leur « ADN » : confiscation du pouvoir par un petit nombre, maîtrise du temps long, utilisation résolue de tous ses moyens,
- Ajoutant maintenant la toute nouvelle maîtrise des comportements citoyens par l’exploitation massive des Big Data, en train de devenir consubstantielle de leurs sociétés,
Avec au bout, et depuis une vingtaine d’années déjà, des succès indéniables sur la scène internationale, qui renforcent le lien de leurs peuples avec ces régimes et leurs dirigeants.
Cette mue, les démocraties victorieuses des années 90, leurs dirigeants, leurs penseurs, ne l’ont pas faite. Les démocraties campent sur les idées du 18e siècle, depuis celles de Montesquieu, de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, du libéralisme économique, jusqu’à l’individualisme hédoniste illimité (« Jouissons sans entraves ») soixante-huitard.
Elles sont persuadées que cet ensemble d’idées constituent les seules vraies « valeurs » universelles, qu’elles s’efforcent d’imposer partout.
Elles croient aussi que ces « valeurs » sont un ciment suffisant pour rassembler les citoyens, les faire vivre ensemble et défendre la démocratie contre le totalitarisme.
Cette suffisance de vainqueur, cette paresse intellectuelle peuvent devenir mortelles pour les démocraties.
Car les peuples jugent sur pièces les systèmes politiques. Ce n’est pas la noblesse, la morale, la logique ou la générosité de leurs idées qui leur importent d’abord, mais les résultats que ces systèmes obtiennent dans la vie du quotidien, et la perspective crédible qu’ils dressent pour le lendemain de leurs enfants.
Nulle part il est écrit que la démocratie, et singulièrement cette démocratie-là soit, doive être la forme suprême de gouvernance vers laquelle l’Humanité converge nécessairement.
Or, les grandes démocraties déçoivent.
A l’extérieur, elles n’obtiennent pas les résultats qu’elles promettent.
Sue le plan géostratégique les interventions des démocraties, comme depuis plus de 30 ans au Moyen Orient, se révèlent catastrophiques pour les populations locales, sans réussir pour autant à implanter un fonctionnement démocratique. De même, la démarche obstinée de nucléarisation de la totalitaire Corée du Nord, sous l’aile de la Chine, n’a pu été entravée.
Sue le plan économique, pourtant supposé être pour elles un terrain d’excellence, les démocraties vivent des crises violentes remettant régulièrement en cause les avancées obtenues, pour des résultats sur le long terme finalement mitigés, notamment sur le plan sociétal.
Un exemple : la Chine, au régime totalitaire, s’est hissée en 50 ans à la 2e place économique mondiale, derrière les Etats-Unis ; l’Inde, masse humaine en bien des points comparable à la Chine, mais en régime démocratique, n’est parvenue qu’à la 6e, juste devant la France….
Sur le plan intérieur, c’est pire.
La classe politique est majoritairement décrédibilisée, coupée du reste de la population.
La liberté individuelle, posée en principe absolu, nécessite une multitude de lois et de règlements pour la rendre opératoire. Cela conduit à un ralentissement insupportable de tous les fonctionnements, une suradministration généralisée. On se noie dans l’analyse, on se délecte dans le débat. On croit que tout problème peut se résoudre par une Commission, une loi et un budget. La vraie action, entravée de tous côtés, est réduite à la portion congrue.
Les inégalités, ressenties ou réelles, se creusent.
La violence ordinaire s’installe, devient presque légitime, toute fraternité oubliée. L’incivilité se répand.
Liberté, égalité, fraternité, où êtes-vous ? Devant ces résultats, faut-il encore faire confiance à la démocratie ?
Aux Etats-Unis comme en Europe, les citoyens y croient en tout cas de moins en moins. Après des dizaines d’années de décroissance de la participation électorale, près de la moitié des électeurs, ou davantage, ne vont plus voter. La classe politique et médiatique, en l’absence de projets structurés, débat pour débattre, mime la démocratie dans un théâtre d’ombres.
Même un grand nettoyage du personnel politique, comme cela vient d’arriver en France, ne semble pas changer vraiment les choses.
Cela ne peut pas continuer.
Sur la scène mondiale, nous sommes face à des totalitarismes sans états d’âme, puissants, cohérents.
Nous les rejetons, très bien. Notre système politique, c’est la démocratie. Soit.
Mais dans le même temps, comment pouvons-nous croire aussi peu en notre propre système ? Nous le laissons dysfonctionner, se vider de sens, perdre du terrain sans réagir. N’être qu’un objet-icône veillé par une caste de grands-prêtres dont le conservatisme est la raison d’être, dans un monde onirique et figé, pendant que nous vaquons à nos affaires privées et que quelques-uns gèrent à leur guise nos affaires publiques.
Imaginerions-nous, par hasard, que ce fonctionnement désarticulé sous de belles paroles suffira à arrêter les totalitarismes?
Nous n’avons d’autre choix que de réinvestir le paradigme de la démocratie. L’interroger, le challenger rudement à la réalité d’aujourd’hui, pour en retrouver l’essentiel, et en imprégner avec méthode tous les rouages de nos sociétés, de haut en bas.
Il faut installer, par Nation, ce que j’appelle la « démocratie systémique ».
Que vise-t-elle ?
Installer et mettre en œuvre les outils et méthodes permettant un exercice opérationnel et efficace du pouvoir par le peuple
En quoi consiste-t-elle ?
- Formuler un projet permanent de la Nation, déterminant l’intérêt général
La démocratie se présente comme une forme très particulière de gouvernance, mettant en avant des concepts abstraits et généraux, toujours poursuivis mais jamais totalement atteints ; s’ils ont, dans certaines circonstances et ponctuellement un grand pouvoir d’émotion, ils peinent à servir de guide dans le fonctionnement du quotidien.
Les peuples ont besoin de concret, de cible, d’étapes tangibles pour s’unir, œuvrer, célébrer des succès intermédiaires.
Aujourd’hui, la France n’a pas de projet partagé. L’Europe, encore moins. Que cherchent-elles à faire ? Quels projets ont-elles pour le monde ? Ou pour leurs citoyens ? Ou pour leurs enfants ? Par qui sont-ils connus et partagés ?
Les grands totalitarismes en ont.
Comme eux, nous devons avoir un projet suffisamment permanent, durablement fédérateur pour transcender les courants politiques.
Mais avec une grande différence.
Ce projet sera, non pas confiscatoire comme celui d’une caste dirigeante plus ou moins apparente, mais celui de tous les citoyens, au service de leurs aspirations.
Ce projet permanent, il sera légitime de le réinterroger, selon une période longue, ou dans le cas de circonstances exceptionnelles.
- Accorder une importance égale à l’intérêt général et à la liberté individuelle
Ce projet permanent, outre un rôle d’instrument d’arbitrage stratégique pour les gouvernants, déterminera un intérêt général librement consenti, explicite et accepté par le plus grand nombre. Cet intérêt général n’aura pas à être imposé, car il sera intériorisé par chacun, intégré comme allant de soi, grâce au débat qui l’aura fait émerger, relayé ensuite par l’éducation et la parole politique et médiatique. Il viendra naturellement remplacer une bonne part des textes qui encadrent aujourd’hui l’exercice du principe de l’individualisme.
Cette révolution copernicienne dans l’idée de démocratie est absolument nécessaire. Laisser le champ libre à l’individualisme, sans ce contrepoids de l’intérêt général, c’est organiser l’impuissance collective, et légitimer qu’un petit nombre seulement s’occupe des affaires de l’Etat, avec les dérives inévitables que l’on connaît : opacité, influence, connivence, captation de richesses collectives.
- Identifier et articuler les horizons et champs de débat, décision et application
Il serait évidemment impraticable de décider à tous, de tout et tout le temps, comme il est inacceptable que quelques-uns accaparent le pouvoir au nom d’une représentativité de plus en plus douteuse.
Heureusement, une fois l’intérêt général solidement établi, il devient facile de concevoir des systèmes de décision plus souples, plus décentralisés, au plus près de la nature des sujets à traiter, et du cycle complet de réalisation (analyse-propositions-débat-décision-mise en œuvre- mesure des effets). On ne décide pas de la même façon de la programmation militaire, de la politique énergétique de la Nation que de la réalisation d’un rond-point ou des menus de cantine de l’école d’une de ses communes.
Les débats récurrents en France par exemple sur les rythmes scolaires ou la limitation de vitesse, qui se « traitent » au niveau national sous la pression de tels ou tels lobbies, sont une aberration sur le plan de l’efficacité, et un contresens complet sur celui de la démocratie, qui aurait tout à gagner dans ce cas à rester locale. A la Nation de donner l’intention, l’objectif à atteindre et de vérifier la réalisation, au niveau local de choisir et mettre en œuvre les modalités.
- Dans ce cadre, faire confiance et installer la « concertation responsable décisionnelle »
Ce travail considérable de précision sur la « cartographie » de la décision démocratique et son installation, donnera au pays une incroyable respiration : au lieu d’un corset de mesures générales maladroites, nous aurons plus d’adaptabilité au terrain, plus d’adhésion, plus de réactivité, sans rien perdre sur le plan de l’intérêt général !
Cela s’accompagne cependant et immanquablement d’un corollaire : l’élévation de l’investissement individuel et des compétences des participants sur le sujet, qui donnera à la décision prise toute sa valeur et sa légitimité.
Il faudra que chaque citoyen accepte de participer plus intensivement à la vie démocratique. Prendre sur son temps libre pour cela. Aujourd’hui, sa contribution dans le meilleur des cas se limite à aller voter, et laisser faire. Demain, il lui faudra choisir, parmi les sujets plus ou moins globaux mais d’intérêt général, ceux auxquels il veut contribuer, et s’engager à se qualifier pour y participer utilement, pour un crédit d’heures citoyennes minimum.
Il faudra aussi accepter les règles d’efficacité du travail collectif, archi connues mais si peu respectées dans les débats politiques.
A ces conditions, la concertation responsable éclairée n’a aucune raison de ne pas devenir décisionnelle, pour tout ou partie du sujet.
Son installation et son fonctionnement constitueront par ailleurs une extraordinaire école de citoyenneté appliquée, et de renforcement du lien social.
- Reconfigurer complètement le processus électoral
La forme de scrutin majoritairement utilisée en France, le scrutin uninominal à deux tours, est d’une rusticité effrayante. Son résultat peut trahir très facilement la volonté réelle des électeurs, pour des raisons totalement accessoires, comme le montre la vidéo ci-dessous :
scrutin à jugement majoritaire
Les campagnes électorales n’éclairent plus le citoyen. Les primaires, les coups médiatico-judiciaires occupent la scène et occultent les choix de société (éventuellement) proposés.
Les programmes des candidats sont libres : rien ne les tient à une analyse objective de la situation, à une prise en compte des attentes des citoyens.
Cela montre à l’évidence que pour les candidats, ce ne sont pas des facteurs importants d’élection. D’autres ont décidé ailleurs, et créeront les conditions pour que l’élection soit jouée.
Nous devons mettre en place le scrutin à jugement majoritaire, incroyablement plus performant.
Nous devons organiser, dans la dernière année des mandats, le temps de campagne électoral pour construire pas à pas les candidatures :
- scinder la sélection en quatre temps : établissement du cahier des charges citoyen, qualification « morale » du candidat, qualification des programmes, vote : les électeurs doivent pouvoir construire leurs choix sur des éléments tangibles construisant progressivement ce que sera l’offre politique de l’élection. Nous proposons d’organiser la dernière année de mandat ainsi :
- 6 mois pour établir le diagnostic, formuler le cahier des charges citoyen unique, construire des candidatures, et les proposer
- 2 mois pour qualifier les candidats sur le plan moral et judiciaire, et garantir qu’aucune affaire ne se révèlera par la suite. Un candidat ainsi qualifié s’engagera, s’il est battu, à ne pas être au prochain gouvernement.
- 2 mois pour qualifier les programmes, sur le plan de la cohérence des chiffres annoncés, et la faisabilité du calendrier des mesures prévues ; et les rendre publics sous un format unique
- 2 mois de campagne, avec des possibilités d’ajustement limités des programmes déposés, avant le vote par jugement majoritaire
- réglementer la communication selon ce même phasage :
- la liberté d’investigation, d’expression sur un candidat ou sur un autre, est totale jusqu’à la qualification des candidats ; au-delà, les attaques à caractère personnel sur les candidats seront sanctionnables
- de même, tout peut être dit sur les chiffres ou les mesures des programmes concurrents jusqu’à leur qualification ; au-delà, les attaques sur la sincérité des programmes seront sanctionnables
- pendant les deux mois de campagne, le débat portera essentiellement sur l’efficacité des programmes à répondre au « cahier des charges citoyen », et leur faisabilité politique nationale et internationale
Ces mesures ont été détaillées dans un des précédents articles de ce blog, accessible avec le lien ci-dessous :
Cette reconfiguration est considérable. Elle prendra du temps, elle demandera de l’obstination.
Mais elle n’est pas impossible. Les possibilités du Big Data, utilisées intensivement mais de manière transparente, permettront de construire la cartographie démocratique, établir et gérer le système d’investissement et de qualification citoyen.
Et l’enjeu le mérite. Dans cette configuration de démocratie, on peut espérer contenir les totalitarismes sur les plans de l’efficacité, de l’intelligence d’adaptation et de la vitesse de réactivité.
Ou même les convertir, car nous aurons en plus fait grandir nos citoyens.
Et la mise en œuvre, direz-vous ?
Dans le prochain article, bien sûr !
Daniel Rigaud
Prochain article : « Régénérer nos démocraties : comment, et quand? »
j’épluche tous des sujets du site toujours tres bien fait
longue vie au blog