Ça y est. La crise est terminée.
Les gilets jaunes sont rentrés chez eux, enfin presque tous.
Le gouvernement, un temps secoué, semble reconquérir le terrain médiatique :
- En martelant le montant accusateur du chômage partiel dû aux blocages des rond-points,
- En lançant une pétition manipulée par ONG interposées le sommant, à son agréable surprise, d’agir pour le climat,
- En déléguant à des maires, sans moyens ni compétences ad hoc, le soin d’organiser le grand débat national promis, et la responsabilité d’un échec éventuel qui va avec,
- En caricaturant le référendum d’initiative citoyenne, jusqu’à le faire apparaître inapplicable.
Les gilets jaunes eux-mêmes, en tout cas en partie, semblent tentés d’entrer dans l’arène politique des européennes. Certains partis sont à la manœuvre.
Côté commerces, à défaut d’avancer les soldes, on fera des ventes privées plus longues pour rattraper le chiffre d’affaires perdu. Tôt ou tard, touristes et investisseurs étrangers reviendront.
Les gilets jaunes disparaissent de la surface de l’actualité. Retournent se fondre dans le décor, silencieux et à nouveau invisibles : bye bye, yellow submarine !
Aurons-nous cet aveuglement-là ?
Au moins trois lignes de force, révélées par ce mouvement gilets jaunes, devraient nous en dissuader.
L’immense absence, et besoin, de véritables liens sociaux
Les rassemblements, initialement constitués par pur intérêt, se sont totalement transformés. Presque par inadvertance, ils sont devenus un instrument de découverte de l’autre, ce voisin que l’on ne voyait plus, si semblable et si différent, si respectable dans son désir d’avoir une vie digne.
Et cette estime de l’autre réveille, fait renaître l’estime de soi. Et ces estimes individuelles croisées tissent quelque chose de nouveau, de fort et d’invisible : l’estime du groupe de ces « gilets jaunes », embryon d’une conscience politique.
Et source d’engagement militant, par reconnaissance pour ce groupe qui relève tous ses membres.
Et ce groupe respectable demande le respect et l’écoute. Porte, non plus seulement des revendications financières, mais une exigence de reconnaissance par ces gouvernants médiatico-politiques perçus comme lointains, et donc hautains.
Les concessions matérielles obtenues alors ne viennent plus mettre fin au conflit, mais prouver que le combat du respect est juste et gagnable. Pour nombre de personnes, résignées auparavant, ce cliquet-là vient de sauter. Changer l’ordre des choses, sans passer par les institutions, c’est possible.
Mais l’Histoire nous l’enseigne : cette revendication du respect, inextinguible par définition, ne peut conduire qu’à une révolution sociétale, maîtrisée ou non.
Première mèche allumée.
La force publique « douce », cette voie sans issue
Le fonctionnement même d’une démocratie requiert l’existence de la force publique, à qui les citoyens délèguent la responsabilité de faire respecter la volonté collective et les règles de vie commune.
Ainsi, aux violences privées dictées par l’émotion se substitue la violence publique, encadrée et guidée par la loi, pour prévenir ou faire cesser les délits contre l’intérêt général. Jusqu’à l’action létale si nécessaire.
Casser, brûler, dégrader, piller doit être, et demeurer, une activité physiquement à risque pour leurs auteurs, sans préjuger des conséquences judiciaires.
Et cela, avec l’accord de tous. Du moins, c’est la théorie.
Dans la réalité, qu’avons-nous vu pendant ces deux mois ?
Des forces de l’ordre tétanisées par la crainte de causer une blessure mortelle ou non, à un manifestant. Focalisées sur la tenue à distance des gilets jaunes, et laissant filer les dégradations matérielles, les pillages, la profanation de symboles nationaux, à dessein ou non.
Nous reviendrons sur le fondement de cette attitude. Attachons-nous d’abord à ses conséquences, désastreuses pour l’unité nationale :
- Le développement d’un sentiment d’impunité de la part des casseurs, dont les actes n’ont pour la grande majorité aucun contenu politique, mais sont un simple jeu excitant, transgressif ou lucratif.
- La confirmation d’un sentiment d’abandon par l’Etat chez les victimes des casses qui, même indemnisées, se demandent pourquoi elles se produisent et restent largement impunies,
- L’étalage de l’impuissance de l’Etat à protéger de la souillure ou de la destruction des symboles historiques forts appartenant à la Nation toute entière,
- Une consommation de moyens de police et de gendarmerie incroyable, à la limite du disponible, pour contenir sans matraquer, disperser sans faire fuir. Pratiquement autant de forces de l’ordre que de manifestants pour le dernier samedi de décembre à Paris !
Avec un million de manifestants au lieu d’à peine dix mille, on aurait fait quoi ?
Notre dispositif des forces de l’ordre, avec sa doctrine de non-violence actuelle, ne pourrait stopper une insurrection populaire. Notre démocratie est en sursis.
Deuxième mèche allumée.
Le ras-le-bol du « tout émotionnel »
Depuis des dizaines d’années, l’émotion a tout envahi.
Auparavant, elle était réservée à la quintessence des rapports humains. A ces moments rares, souvent en tête à tête avec une œuvre d’art ou un être aimé, qui nous transcendent.
Elle est devenue le fond de sauce pour nous vendre vêtements ou nourriture, divertissement ou évènement. Pas de management d’entreprise, de vie de famille, d’information, de gestion de catastrophes ou de joies sans exhiber à tout moment de l’émotion. Les média, cette industrie de l’émotion, y veillent.
Je pleure, je crie, je suis un enfant, donc je suis.
Comment ne pas le comprendre ? L’émotion est notre ressort le plus puissant et le plus accessible. L’actionner à tout va est une tentation trop irrésistible pour celles et ceux qui ont la charge de nous faire surconsommer, sur-réagir, sur-interpréter, sur-zapper pour maximiser un profit financier.
Le maintien de l’ordre n’échappe pas à cette peinture rose généralisée. Gendarmes ou policiers pleurent à l’enterrement d’un des leurs tombé contre les terroristes. Les dirigeants politico-médiatiques déversent à pleins torrents leurs émotions personnelles dans des tweets en pleine séance d’Assemblée, bientôt de Conseil des Ministres, érigeant la primauté de l’émotion individuelle en principe de gouvernement. Y compris pour l’action de la force publique.
Cette énorme pression sociétale de l’émotion conduit à l’oubli de deux fondamentaux, indispensables aux communautés humaines:
- D’abord l’oubli de la réalité.
Donner la primeur à ce que l’on ressent est par définition une attitude narcissique, oubliant, au mieux, ou en envahissant ou niant, au pire, l’espace et l’existence de l’autre. Sans même parler de l’objectivité des faits.
Et cet oubli de la réalité fait passer l’expression de l’émotion comme la forme suprême de l’action. On finit par croire que l’expression des mots, convenablement scénarisée, vaut solution. Ressentir dispense de raisonner, et d’obtenir. Soyons compassionnels, mais pas opérationnels.
- Ensuite celui de l’intérêt général et de la verticalité
L’émotion est à la base un phénomène individuel. Mettre ensemble ces émotions ne change pas cette nature-là, et n’en fait pas un levier collectif. Une collection d’émotions individuelles reste toujours versatile et contradictoire.
Les leviers de l’action collective, demandant unité et constance, ne peuvent être émotionnels. Il faut faire appel alors à la notion d’intérêt général, ou de raison d’Etat. Son efficacité, son utilité tiennent au fait qu’elle s’interdise l’émotion, pour pouvoir prendre en charge l’intérêt supérieur de la collectivité. Cela suppose que celui-ci soit identifié et partagé, et aussi porté par des dirigeants d’une haute exigence, et d’un sens moral exceptionnel, garde-fou contre toutes les dérives.
Nous avons tous oublié cela. Nous oublions de l’exiger des candidats à un mandat politique. Nos dirigeants s’apitoient et n’agissent pas. Sans intérêt général fort, sans détermination à le faire respecter, notre société se délite, l’inefficacité se généralise.
Nous l’avons oublié, mais nous en souffrons. Ce système du règne de l’émotion, anesthésiant et brouillon, exaspère. Il est à bout.
La soif de verticalité, de transcendance collective devient irrésistible. Ne pas y répondre, ou mal, et les risques de totalitarisme grandissent.
Troisième mèche allumée.
On peut penser que ces mèches n’existent pas. Ou que ce sont des mèches lentes. Ou qu’elles vont s’éteindre toutes seules.
On prend le risque ?
Daniel Rigaud