Faites le test : quand on nous parle changement de du business model des médias, c’est presque à tous les coups pour évoquer le glissement vers les médias sociaux, et de la nécessité de doublonner entre édition papier et internet.
Est-ce vraiment si fondamental ? Depuis qu’ils existent (début XVIIe siècle), rien de plus important ne s’est-il produit dans l’évolution des médias, se situant comme leur nom l’indique entre nous et le monde, pour nous en relater synthétiquement l’actualité et en proposer une interprétation ?
Il y en a une en tout cas qui me semble frappante, illustrée de manière éclatante par la campagne électorale que nous venons de vivre : le nivellement et la dépossession.
Dès le XVIIIe siècle, les médias de l’époque, c’est-à-dire les journaux, ont affiché des partis-pris d’opinion : « un journal, c’est un club diffus », club au sens communauté d’opinions, de personnes ayant des manières de penser et d’espérer semblables, pour qui on écrit et qui lit « son » journal pour nourrir ses convictions.
On peut faire la moue devant cette conception apparemment étroite d’esprit, bien éloignée d’une recherche exigeante de vérités définitives ; mais s’agissant d’actualités commentées dans la minute, qui pourrait y prétendre ? N’est-ce pas à l’historien, non au journaliste, d’avoir la charge de les établir?
Jusqu’aux années 80-90, presque tous les quotidiens, les magazines hebdos ou mensuels, avaient un positionnement sociétal ou politique clair, immédiatement associé à leur simple nom : l’Humanité, Libération, le Figaro, l’Express, Le Nouvel Obs,… La qualité de l’information brute comptait, mais leur « coloration » était attendue et souhaitée par les lecteurs.
Concernant l’audiovisuel, les choses étaient un peu moins nettes, le clivage privé-public des chaînes de l’époque (TF1 et Antenne 2- FR3) n’étant pas un positionnement d’opinion au sens plein du terme, et Canal à peine né encore une curiosité confidentielle.
Le développement et la rentabilité du titre ne se faisait que par accroissement du lectorat, pour faire simple attiré par la qualité des articles, dans la ligne du positionnement de fond. De nombreux éditorialistes ont brillé sur ce terrain.
Un peu plus tard, l’apparition de la TNT va multiplier les chaînes et faire apparaître de nouveaux profils de propriétaires, businessmen sans tropisme particulier pour ce métier si atypique des médias.
Et la logique du business model va complètement changer : l’audience n’est plus la récompense de la qualité du fond, mais la condition de départ à établir.
Pourquoi ? Pour justifier d’une médiamétrie attractive pour la publicité, à la recherche de vecteurs efficaces.
Comment ? En s’adressant à l’émotion, aptitude du cerveau la plus facilement mobilisable, par l’entertainment, dont la philosophie simpliste va gagner peu à peu le sport, la politique, l’information, phénomène décrit dans l’article « l’entertainment l’a tuer » de ce site.
Dans ce schéma, le fond, l’analyse, le parti-pris n’ont plus leur place. Les commentaires n’ont pour rôle que de stimuler l’attention, par la montée en épingle de l’événementiel, du détail, de la petite phrase, et maintenir la dépendance à l’écran jusqu’au spot publicitaire suivant.
Vu du citoyen comme vous et moi, le nivellement des messages d’un média à l’autre est total, puisque les « évènements » sont les mêmes et la réflexion qui interprète inexistante : aucune aspérité de la pensée pour s’attacher ou s’opposer, mûrir ses convictions. La même bouillie à pleins seaux, sur toutes les chaînes.
Toute aussi totale, la dépossession du lecteur ou du téléspectateur triomphe. Réifié, réduit au seul rôle de consommateur potentiel, il n’a plus voix au chapitre au profit de grands groupes sans autre boussole que les indicateurs de résultat, bien pauvres en humanité.
Cela ne fait grandir personne. Nous avons besoin, pour être pleinement dans la construction de la Cité, d’avoir des consciences et des convictions politiques marquées. Nous avons besoin qu’elles se confrontent dans le respect et l’écoute, pour progresser, gagner en hauteur et nous avec.
Laissons aux grands groupes l’entertainment, financé par les spots publicitaires, débité en permanence à l’année longue, à consommer avec indifférence, pour le délassement.
Mais pour le reste, payons. Payons pour avoir la maîtrise. Payons pour avoir des informations et des analyses politiques approfondies, partisanes s’il le faut. Mais sans contrainte de parution quotidienne, ou régulière, parce que la réflexion demande du temps. Payons à la pièce, à l’émission regardée, savourée comme un rendez-vous avec le meilleur de nous-mêmes : celui que nous construisons.
Daniel Rigaud