Comment y échapper?
De tous côtés la vague big data déferle : ou du moins, on nous l’annonce, comme avenir radieux de l’humanité.
Demain, les objets connectés formeront dès le plus jeune âge notre réflexion et notre raisonnement, envahiront notre quotidien pour servir nos moindres désirs, assister notre mémoire, gérer nos liens affectifs, prévenir nos soucis de santé, ouvrir grand l’accès aux connaissances.
Demain, ils débarrasseront tous les métiers de leurs tâches répétitives, conditionneront les choix managériaux, iront même jusqu’à remplacer les métiers de contact des services et du commerce.
Ils assureront une fluidité totale, entre l’appareil de production et une demande toujours plus versatile et diverse.
Demande d’ailleurs inexprimée, à peine conçue dans la tête des consommateurs, car elle aura été anticipée, quantifiée, marketée à l’avance par les algorithmes concassant sans relâche les téraoctets d’informations issues de nos navigations internet si révélatrices.
Waouh.
Il y a au moins un avantage à avoir eu comme moi une longue expérience de conseil : des annonces prophétiques comme celle-là, j’en ai beaucoup entendu, participé même à certaines avec enthousiasme : le strategic planning des années 70, le projet d’entreprise des années 80; la Qualité Totale des années 90; le lean management, le C.R.M., sans oublier le passage à l’euro, ou le bug de l’an 2000…. toutes allaient bouleverser l’économie et la société, et gare à ceux qui ne s’en préoccupaient pas!
Ce serait injuste de dire qu’il n’en reste rien: les entreprises, les managers, les équipes ont fait leur marché, trié, retenu, parfois aussi oublié.
Alors le Big Data, une mode de plus, avec son cortège de claironnantes réussites, de gogos plastronnants et discrètes déroutes? Un autre facteur 10, entre ce qu’on promet et ce qui se mettra vraiment en place?
Oui sans doute. Ou pas. Car cette fois, il y a une grande différence.
Jusqu’à présent, les outils digitaux qui nous étaient proposés permettaient d’augmenter nos capacités, de faire appel à des ressources cognitives ou émotionnelles que nous ignorions, mais qui étaient en nous, avant.
Nous avions à apprendre à nous en servir, développer de nouveaux savoir-faire. Par ce fait même nous nous transformions un peu, c’est vrai. Mais par ajout à un existant déjà structuré, en en étant conscients, pleinement d’accord avec ce que nous faisions. Cocooner son tamagotchi fin 90 n’était pas une relation amoureuse, surfer sur son smartphone aujourd’hui n’est pas davantage la vie.
Jusqu’à présent, l’être humain, à partir de son inné, se construit ses premières années par interface avec un système humain multiple : parents, fratrie, amis, premiers éducateurs.
Et tous ces interfaces humains, propres à chaque enfant, partagent, à leur immense majorité, la même caractéristique : ils sont bienveillants. Tous, à leur manière, cherchent à favoriser son développement personnel, son éveil à la beauté de la vie, sa confiance en lui pour aller vers le monde.
Et l’enfant vit ainsi ses expériences : il essaie, aime ou se brûle un peu les doigts, réfléchit, assimile, repart dans le même direction ou vers une autre : par ce qu’il intègre ou rejette, par l’exercice de son libre arbitre et l’intervention de sa réflexion personnelle, il s’auto-construit, en être à la fois social et singulier.
L’intelligence artificielle, le Big Data, pour la première fois de l’histoire de l’humanité, par une foule d’objets connectés, auront, ont le pouvoir d’intervenir au cœur même de cette matrice, et y introduire une disruption inouïe.
Dès le premier âge, ils pourront observer un enfant, capter ses premiers tapotements d’écran, le catégoriser à coups d’algorithmes, et l’inonder en retour des stimuli (jeux, musique, vidéos, sensations, odeurs,…) supposés lui correspondre, prenant la place du système humain précédent, parce que sur l’instant, ils répondront de plus près à ses attentes.
Peut-être même transformeront-ils son paysage affectif : entre des parents seulement présents quelques heures par jour, et un robot humanoïde toujours là, toujours d’accord, d’humeur égale, capable de manifestations d’affection, plein de savoirs et d’inventivité, sait-on ce que finira par préférer un enfant?
Cette substitution potentielle, si elle se réalise, aura trois inconvénients de gravité croissante :
L’indifférenciation des caractères : le Big Data, pour rester abordable, a besoin d’un vaste marché amortissant ses investissements : visant l’universel, les algorithmes d’analyse chercheront à être uniformes, les réponses en stimuli calibrées, standardisées autant que possible; élevés au même biberon numérique, sevrés de tout apport culturel et familial original, nos enfants ressembleront bientôt aux couvains du « Meilleur des Mondes ».
La disparition du libre arbitre : le chatoiement des objets connectés, leur omniprésence protectrice, leur prévention des désirs s’appuyant sur les rémanences des préférences passées, feront disparaître ces temps de tête-à-tête avec soi-même, si utiles pour assimiler et repartir, et l’envie même d’inventer des ruptures inédites, puisqu’un assistant personnel aura déjà pensé à tout, et proposé avec insistance ce qu’il considère comme notre futur désirable.
La disparition du principe de bienveillance : Le Big Data n’est pas un Big Brother : une multitude d’acteurs y travaillent, pour installer les plateformes de données, imaginer des usages numériques, construire les algorithmes et les objets; qui aujourd’hui peut s’en faire une représentation, pour deviner ce qu’en attendre?
Mais on peut être certain d’une chose : le moteur premier de tout cela, ce n’est pas la bienveillance. Pas d’aréopage de furieux philanthropes à la tête de ce tsunami technologique, œuvrant pour le bien de l’humanité. S’il existe une motivation commune, c’est celle du profit, le plus rapide et le plus grand possible…. et confier notre avenir d’espèce à un principe aussi desséchant, c’est terrifiant.
Si nous laissons les objets connectés envahir la matrice de notre psyché, alors attendons-nous à ce que ces objets prennent un jour le contrôle, en écartant des manettes ces machines humaines sans singularités, à la fiabilité douteuse.
Si nous en gardons la maîtrise, les tenant à distance de notre cœur de réacteur humain, alors pouvons-nous espérer une démultiplication de nos pouvoirs, un accès à un stade inédit de notre évolution d’espèce; mais il faudra pour cela que notre conscience se hisse à un niveau bien supérieur d’humanité.
Daniel Rigaud