Notre maison Terre bruisse continûment de craquements, et même de secousses conflictuelles souvent mortelles. Hors quelques idéalistes impénitents, nous nous y sommes habitués, n’y voyant qu’un accompagnement vibrionnant, gênant mais inévitable de la marche en avant de l’Humanité sur notre belle planète. Le ronronnement du moteur de l’évolution en quelque sorte.
Ces derniers temps, ces craquements ont pris de l’ampleur. Il ne s’agit pas ici des nouvelles peurs climatologiques ou épidémiologiques, qui pourtant monopolisent sans hasard notre espace médiatique. Il s’agit de ces craquements qu’on croyait derrière nous, ceux des conquêtes, ou tentatives de conquêtes territoriales impériales par la force des armes, sous-tendues ou non par des conflits religieux venus eux-mêmes du fond des âges.
A l’heure de la dématérialisation et des réseaux numériques, de l’avènement du soft power et de l’emprise privée ou publique sur l’intimité des modes de vie individuels, qui peut bien encore se soucier de conquérir territoires et oblasts, à coups de roquettes et de drones tueurs, au prix de destructions et d’horreurs cruelles commises sur la population civile ?
Que signifie cette résurgence barbare ? Est-ce là un dernier hoquet de l’Histoire, ou a-t-elle une signification plus profonde, celle d’un changement d’ère ? En ce cas, allons-nous être immanquablement emportés, comme tant d’autres civilisations qui se sont crues immortelles avant nous, ou des cartes peuvent-elles encore être jouées ? Quelle ligne de conduite devons-nous adopter, pour y faire face avec succès ?
Tous ces points vont être abordés dans une série de trois articles, qui seront publiés sur ce site :
- Grand craquement : les causes
- Grand craquement : les enjeux
- Grand craquement : la stratégie pour les démocraties
Voici le second. Bonne lecture !
2. Grand craquement : les enjeux
Le doute n’est donc plus permis. Nous abordons un moment d’Histoire, pour nous Occidentaux mais aussi pour toute la population humaine terrestre, peut-être même pour l’Humanité.
C’est la fin d’une cavalcade d’un peu plus de deux siècles, d’une formidable accélération du développement de notre espèce, sous l’étendard d’une doctrine centrée sur l’être humain et sa raison, soutenue par un flot d’innovations technologiques décuplant, centuplant nos capacités à nous déplacer, consommer, communiquer, apprendre.
Ce mouvement voulait tout submerger, lisser, et en même temps élever, tous les peuples. Mais en se répandant, il a perdu de sa force, s’est usé, décrédibilisé en contredisant ses propres principes, connu des échecs répétés en essayant d’imposer son modèle
Les anciennes civilisations, religions d’état, empires relèvent la tête, montrent qu’ils sont toujours là. Ils reprennent possession des reins et des cœurs à une vitesse effrayante, au sein même des démocraties.
Une toute petite anecdote : un reportage montrait il y a quelques jours deux influenceuses israéliennes venant, à l’invitation de Tsahal, sur un kibboutz victime des exactions du Hamas, l’idée étant qu’elles puissent relayer dans leur réseau ce qu’elles voyaient.
Deux jeunes filles qui, il y a seulement quelques semaines, étaient au cœur du système occidental, pimpantes, préoccupées uniquement de recettes de cuisine ou de maquillage, probablement bios et solidaires. Légèreté, mercantilisme, jeunisme, mais aussi esprit d’entreprise et développement individuel.
Et que disaient-elles, après cette visite ? Qu’elles ne pourraient plus jamais continuer leur activité d’influenceuse en recettes de cuisine ou produits de beauté. Que maintenant, elles savaient qu’elles étaient Juives, qu’elles le seraient pour toujours et en seraient fières à jamais.
En un instant, leur identité occidentale avait volé en éclats, vernis aussi brillant que dérisoire.
Elle était remplacée par une autre, du passé mais peut-être bien éternelle, écrasant leurs jeunes épaules sous des tonnes de tragédies et de drames, de conflits et de victoires armées aussi.
Leurs consœurs ne sont plus des Jade ou des Chloé, américaines ou européennes, mais s’appellent Hannah ou Bethsabée, et vivaient il y a des siècles.
Deux jeunes filles devenues blocs de granit aux angles aigus, prêtes à ajouter de la tragédie à la tragédie, à se battre au nom de leur peuple, au nom d’une foi qu’elles se découvrent.
Et ce n’est qu’un exemple parmi des milliers d’autres qui se produisent en ce moment, un peu partout, au Moyen-Orient bien sûr, dans d’autres pays de religion musulmane, mais aussi en Occident, dans les pays hébergeant des populations importantes issues de ces régions.
La recrudescence actuelle des actes antisémites n’a pas d’autre source. A la place du fou d’Allah taguant aujourd’hui des étoiles de David ou des croix gammées sur nos murs, il y avait sans doute quelques semaines plus tôt un adolescent tranquille, en Nike ou Converse, préoccupé d’abord par sa rentrée scolaire ou sa nouvelle copine.
Les démocraties occidentales font face à une montée des agressions régionales, ou des menaces, de multiples sortes : massives avec la Chine, ce parfait contremodèle ; impériales avec la Russie, la Turquie ou l’Iran, provocatrices avec la Corée du Nord, religieuses avec les islamistes. Elles n’ont plus ni les moyens, ni l’aura pour y mettre un terme, fût-ce provisoire.
Mais il y a aussi le front intérieur : cette radicalisation des nombreux membres de communautés hébergées, qui vient d’être décrite et secoue les gouvernants, aux prises de position jugées jamais assez radicales. Et, en miroir, la tiédeur et la frilosité hallucinantes pour leur propre système des populations de ces démocraties, et de leurs dirigeants.
Pas un système social ne pourrait résister à un tel système de tensions. Si elles continuent à s’exercer et à s’accroître ainsi, les démocraties exploseront autant qu’elles imploseront.
Le premier enjeu : la dégradation de nos économies et notre niveau de vie.
Depuis la chute du mur, nombre de démocraties européennes ont jugé qu’il était temps de tirer les dividendes de la fin de la guerre froide. Elles ont ainsi considérablement réduit leur effort de défense, hypothéquant ainsi leur indépendance et leur souveraineté. Nous nous sommes bâti une économie de paix, à l’abri de l’Otan ou du parapluie nucléaire, assurances tous risques contre toutes les formes d’agression. A peine la France a-t-elle maintenu, à côté de sa dissuasion nucléaire, une petite capacité autonome de projection en OPEX…. Et qui a dû se replier devant la multiplication des troubles aux pays du Sahel.
L’invasion russe de l’Ukraine a brusquement révélé cette fragilité. L’OTAN, les Etats Unis peinent à répondre aux besoins de l’armée ukrainienne qui ne parvient pas à produire une percée significative. Les stocks d’armes occidentales se réduisent, il va falloir relancer leur production massive.
Très prochainement, il faudra s’organiser pour une économie de guerre qui paupérisera significativement les populations, et les poussera à des révoltes d’autant plus violentes que l’intérêt général n’est presque plus perçu…
Plus encore, pour nous Français, la politique démagogique du pouvoir pendant le Covid nous a incroyablement endettés, et rendus dépendants de nos créanciers internationaux, qui fixent les taux de refinancement de la dette.
Et pour cela, il regardent cliniquement deux choses : quelle est la solidité de l’emprunteur, et sa perspective d’évolution ? Comment se situe-t-elle par rapport au panel des emprunteurs mondiaux du moment ?
Si le ralentissement de notre économie, la détérioration du climat social dégradent cette solidité ; si parallèlement d’autres pays progressent, apparaissent plus robustes, alors un « décrochage » violent peut soudainement se produire et les taux s’envoler, ponctionnant la richesse produite par une Nation, l’affaiblissant et réduisant encore sa capacité de réaction.
Ce qui se produit sous nos yeux met progressivement en place les conditions de ce décrochage, et nous y serons particulièrement vulnérables.
Le moment s’approche où il faudra payer ces choix budgétaires, se révélant particulièrement funestes en économie de guerre.
Il faut nous attendre et nous préparer à cette détérioration significative de notre qualité de vie, économique et sociétale, pour une longue période. Jusqu’où ira cette détérioration ? Nous rétablirons-nous avant de nous écraser ?
C’est le premier enjeu : éviter la disparition totale du monde occidental que nous avons connu, son espace protecteur de confort et de sécurité.
Le deuxième enjeu : contenir le bellicisme dans le monde.
La guerre appelle la guerre. Elle peut définir une culture, un mode de vie, une manière de penser. Les seigneurs de la guerre ont ravagé le Japon près de cent ans, en Chine également. Le Moyen Orient vit en guerre depuis l’Antiquité, et ne semble pas prêt de s’en débarrasser. La Russie vit dans une atmosphère crépusculaire et violente depuis des siècles. L’Europe s’est entredéchirée depuis Charlemagne, jusqu’au milieu du 20e siècle. Les conflits tribaux sont aussi vieux que l’Afrique. Et je ne parle pas des guérillas meurtrières des trafics de drogues ou d’armes qui gangrènent l’Amérique Centrale, les banlieues françaises ou américaines…
Il ne faut pas que le bellicisme s’étende, qu’il s’installe encore davantage dans nos modes de vie.
Depuis 80 ans, les pays occidentaux vivent une parenthèse, non pas de paix, mais de non-belligérance. Malgré des défauts et quelques franches turpitudes, leurs interventions extérieures ont plutôt cherché à faire taire les armes, à faire respecter les traités. L’expression des antagonismes, les luttes de pouvoir se sont limitées au domaine de l’économie, de la politique, du soft power.
Demain, ces mêmes pays seront susceptibles d’entrer à leur tour dans des conflits armés, sur leur propre sol, avec des pertes civiles, des destructions, de la souffrance, faisant resurgir d’anciens réflexes, des référentiels oubliés, grossir le nombre des belligérants, et propager la haine sur des générations.
Il ne faut pas.
Le bellicisme ne fait pas progresser l’être humain. Il transforme les réflexions nuancées en réactions sommaires, les relations d’ouverture et d’échange en rapports de force brutaux. Il fabrique à la chaîne des vainqueurs arrogants et des vaincus revanchards, accumule les rancœurs et les causes de futurs conflits. L’énergie toujours plus importante qui y est consommée n’est plus disponible pour le progrès.
Si le bellicisme se généralise à l’Occident, c’est le monde entier qui retourne au mode tribal, et à ses affrontements sans fin…. à moins que quelqu’un, un jour d’énervement, n’appuie sur le bouton nucléaire.
Un retour en arrière de plusieurs siècles, qui ne se corrigera qu’à coups de siècles aussi.
Le troisième enjeu : conserver la légèreté devant la vie
La manière occidentale d’appréhender la vie a beaucoup de défauts, allant de l’agaçant à l’insupportable ; elle se trompe aussi très probablement, par exemple sur la place excessive qu’elle accorde au matérialisme et à l’individu.
Mais elle a une immense qualité : elle sait alléger. Prendre du recul, pratiquer l’autodérision, utiliser l’absurde pour un moment, empêcher par un trait d’humour de se prendre trop au sérieux. Se consacrer à des choses totalement futiles, comme le beau langage, la gastronomie ou la collection de capsules. L’insoutenable légèreté de l’être…. cet art, nous le cultivons depuis des siècles !
Les dictateurs d’empires décrépits, les fanatiques religieux, les Princes rouges qui nous menacent, ces sombres monomaniaques de leurs projets de conquête, en sont totalement dépourvus. Et ils ne sont pas dans l’idée de changer là-dessus : l’humour, la distanciation, la futilité même sont potentiellement des armes de sédition massive.
Si la civilisation occidentale disparaît, sans doute cette manière d’être dans la vie, si singulière, si insolite, apparemment sans utilité, disparaîtra avec elle.
Et ce serait une perte colossale pour notre espèce. Un rude coup porté à sa progression.
On ne progresse pas en restant focus à plein temps sur ses idées personnelles, si bonnes soient-elles. On a besoin d’échanger avec d’autres, se confronter, s’enrichir. Nous, et toute notre espèce avec.
Mais ces autres peuvent eux aussi être focus sur leurs idées. Pour que l’échange se produise, il faut que certaines barrières tombent, que l’attention centrée sur l’intérieur soit happée vers l’extérieur.
Quoi de mieux pour cela que d’abandonner le terrain de la compétition des idées ? de la pesante argumentation des démonstrations ? Surprendre, amuser, partager sur de l’inédit, du ludique, quelle respiration, quelle atmosphère de détente !
L’inventivité, la transgression des schémas convenus, l’innovation ont souvent jailli de ces récréations-là, aussi essentielles que le travail commun qui s’ensuit.
C’est un enjeu fort qu’elles se perpétuent.
Le quatrième enjeu : apprendre de cet échec
L’approche occidentale des Droits de l’Homme est incontestablement un échec ; elle n’a pas réussi à être acceptée et reconnue universellement.
Mais elle a été la première dans l’Histoire de l’Humanité à afficher une pareille ambition : partager et appliquer un socle commun de valeurs universelles.
Dans la marche en avant de notre espèce, c’est incontestablement une étape considérable : cette tentative ratée ne doit pas nous faire condamner son principe, nous faire considérer qu’il faut y renoncer définitivement.
Ce sujet d’une doctrine universelle, il doit être reconnu comme nécessaire à notre marche en avant, et ce ne sera pas une mince affaire. Quel religieux intégriste au pouvoir, quel dictateur mégalomane ou prédateur acceptera qu’une conception philosophique ou humaniste, un corpus de principes et de règles, viennent encapsuler son pouvoir, brider ses agissements ?
C’est pourtant une première étape nécessaire, un point d’ancrage permettant de se mettre au travail sur l’analyse de cet échec.
Et là, il faudra investiguer à la fois le fond de cette approche des Droits de l’Homme, et la manière dont elle a été présentée et promue dans le monde.
Investiguer pour mettre en évidence ce qui n’a pas fonctionné, ce qui a partiellement marché et pourquoi.
C’est un travail de deuil certes. Mais c’est aussi un travail d’analyse, de regard sans concession mais sans amertume sur la réalité de cette tentative. Et il ne doit pas concerner le seul Occident : c’est un sujet mondial, où chacun a à contribuer, en laissant de côté les attitudes dominantes ou victimaires.
Le cinquième enjeu, engager à nouveau une réflexion sur une philosophie d’ensemble,
Comprendre est toujours satisfaisant, mais il faut aller plus loin, beaucoup plus loin. Il faut s’attaquer au travail de fond, à refonder sans tabou cette approche des Droits de L’Homme. Concevoir les principes d’une nouvelle charte, non pas dans l’entre-soi des salons des Lumières, mais par une consultation universelle, au cœur des différentes formes de civilisation actuelles.
Ce travail ne sera pas que conceptuel : il faudra tout autant investir dans la propagation de cette nouvelle approche, en veillant notamment à écarter les comportements guidés par l’intérêt, si néfastes dans le passé; peut-être même pour cela, reconsidérer le système de valeur qui régit l’humanité depuis des millénaires… mais c’est un autre sujet.[1]
Le sixième enjeu : inventer un nouveau style de relations internationales
Avec la fin de la tentative d’occidentalisation globale, périt aussi l’ambition de la mondialisation, celle d’un monde peuplé de consommateurs indifférenciés, obéissant aux mêmes désirs fabriqués (et satisfaits ?) par quelques World Wide Companies.
Il faudra revenir à un modèle beaucoup plus multipolaire, où les spécificités civilisationnelles seront mieux respectées, et reconnues dans leur rôle de matrice d’humanité. Où chaque Nation suivra le cours de sa propre histoire, sans ingérence, humanitaire ou pas, d’aucune sorte.
Et en même temps, trouver des terrains d’entente, des champs de coopération pour continuer notre progression d’espèce humaine terrestre.
Le septième enjeu : se tenir à faire rayonner cette nouvelle doctrine, pour une libre adhésion
Et dans tout cela, si une nouvelle philosophie globale voit le jour et recueille un consensus général, comment se répandra-t-elle ?
Nécessairement par l’exemple, celui qui donne envie d’imiter, de s’approprier. Les Nations qui auront conçu cette approche, celles qui s’y engageront les premières, devront se concentrer sur la qualité de leur pratique. Se contenter de donner à voir leurs résultats, sans prosélytisme ni ambition missionnaire. A chaque Nation de s’en emparer si elle le souhaite, de se l’approprier à son rythme et avec son chemin.
Tels sont les principaux enjeux de la situation, à ne pas manquer, si nous voulons tirer tout le parti de cette transition en cours.
Comment ?
C’est ce qu’abordera bientôt le troisième et dernier article de cette trilogie.
Daniel Rigaud
[1] Sujet d’un livre à paraître bientôt, du même auteur
Eh bien Daniel, je (re)découvre tes recherches et ne sais pas pourquoi j’en avais été privé . Du coup je déplore d’en avoir été privé et de « t’avoir perdu de vue »… momentanément !
ais je ne t’ai pas oublié. De mon côté, je tente depuis quelques années et particulièrement depuis la gestion de la soi-disant mortelle COVID, de comprendre de ce qui se cache derrière une désinformation et une propagande à très grande échelle, ce qui, dans un premier temps, me limite au court/moyen terme… mais le teilhardien que je suis reprends la sentence de Paul Valéry : « Les événements ne sont que l’écume des choses, ce qui m’intéresse, c’est la mer. » A te revoir sans tarder. Jean
Merci de ton commentaire, mon cher Jean!
Tu n’étais pas vraiment privé de mes articles, je n’avais rien publié ces derniers mois, je le confesse. Tu n’as jamais cessé d’être abonné!
Je viens de reprendre par ce tryptique du Grand Craquement, l’avis du premier article a dû passer dans tes spams après cette trop longue interruption.
Comptes-tu écrire bientôt sur le thème que tu évoques? Mes colonnes sont toujours ouvertes aux jeunes plumes audacieuses autant qu’ambitieuses, tu le sais!
Amitiés, à très bientôt!
Daniel