La Sécurité Sociale française, pendant 70 ans, a œuvré pour apporter une aide et une assistance de plus en plus complètes tout au long de la vie : maladie, accidents du travail et maladies professionnelles, famille, retraite.
C’était le but de ses fondateurs, offrir à tous une couverture égale permettant de garantir une vie décente et universelle quelles que soient les circonstances de la vie, et réduire ainsi la peur de l’avenir, élément clivant majeur entre pauvres et nantis, comme l’indique l’exposé des motifs :
« La sécurité sociale est la garantie donnée à chacun qu’en toutes circonstances il disposera des moyens nécessaires pour assurer sa subsistance et celle de sa famille dans des conditions décentes. Trouvant sa justification dans un souci élémentaire de justice sociale, elle répond à la préoccupation de débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain, de cette incertitude constante qui crée chez eux un sentiment d’infériorité et qui est la base réelle et profonde de la distinction des classes entre les possédants sûrs d’eux-mêmes et de leur avenir et les travailleurs sur qui pèse, à tout moment, la menace de la misère. »
En écrivant cela, les fondateurs avaient sous les yeux la société française de l’après-guerre. Imaginaient-ils à quel point leur outil allait certes la rendre plus juste et plus humaine, mais aussi remettre en cause ses équilibres mêmes, ou du moins y contribuer ?
Quelques exemples d’impact sur notre société :
• En 1945, l’âge de la retraite (65 ans) était sensiblement égal à l’espérance de vie ; en 2015, cette dernière est de 20 ou 25 ans, ouvrant l’ère du 3ème âge, aux besoins en prestations sociales considérables;
• Le revenu moyen des retraités est devenu sensiblement égal à celui des actifs,
• Les prestations sociales représentent 30% des ressources des ménages,
• Elles représentent 25% du PIB, et plus de deux fois le budget de l’Etat
Chacun comprend qu’à ces niveaux-là d’effet, on ne parle plus d’un outil adjacent, mais d’un composant structurant, voire d’un instrument modélisant de la société française.
Ces transformations sociétales, quelles sont-elles ?
• L’émergence d’une population d’inactifs solvables, jouissant pendant de nombreuses années d’une bonne santé et fortement consommatrice de prestations sociales,
• L’effacement de la notion d’indigence conditionnant le bénéfice des prestations : elles sont devenues un droit indépendamment de l’état de fortune, ce qui n’était pas le but de justice sociale des fondateurs,
• L’émergence d’une autre population, précaire celle-là, « résignée-réclamante » selon l’expression de Jacques Attali, plutôt jeune mais sans projet de vie, ne survivant que grâce à ces prestations sociales et à celles de l’assurance chômage. C’est un bouleversement des valeurs sociales du travail, de la relation au temps, de la responsabilité et de l’ambition qui est en jeu, non seulement pour les individus concernés, mais aussi pour les enfants qu’ils éduqueront dans ce contexte-là
• Entre les deux, la population active au sens classique, de plus en plus ponctionnée, finançant par construction les revenus d’une classe d’inactifs de plus en plus nombreux compte tenu de l’allongement de la durée de vie,
• Le caractère devenu optionnel de la solidarité familiale, beaucoup s’en remettant à la solidarité nationale pour que les vieux jours de leurs parents soient assurés
• Mais aussi, une natalité forte en France, ce qui peut inciter à l’optimisme pour l’équilibre des comptes sociaux grâce à l’amélioration du ratio actifs/inactifs, si toutefois on trouve à employer ces nouveaux citoyens, pour ne pas faire encore grossir les rangs d’une génération durablement précaire.
Face à ces transformations, la Sécurité Sociale a dû s’adapter pour ne pas couler financièrement ; et le levier principalement choisi par les décideurs politiques a été l’augmentation des recettes plutôt que la restriction des dépenses, dans une fuite en avant plutôt démagogique.
Mais cette option s’est heurtée à un obstacle de taille : si on prélève davantage le monde de l’entreprise, on renchérit le coût du travail, on perd en compétitivité, l’activité et l’emploi baissent et l’assiette des cotisations se rétrécit. Trop d’impôt tue l’impôt.
La parade a été trouvée à deux niveaux :
• Elargir l’assiette à l’ensemble des revenus : par l’instauration de la CSG, qui représente aujourd’hui 20% des recettes sociales, les cotisations salariales et patronales n’en représentant plus que 56% ; on « sociétalise » le financement, jouant sur le caractère indolore et aveugle d’un impôt sur le grand nombre.
• Faire de la dette : malgré la CSG, les comptes de la Sécu n’étaient toujours pas équilibrés. L’Etat a donc décidé d’emprunter pour combler les déficits annuels successifs. Aujourd’hui, cette dette sociale représente 10% de l’ensemble de la dette française, et année après année ne cesse de croître, malgré les trop maigres remboursements de la CRDS à la CADES, caisse destinée à permettre un remboursement progressif de ces emprunts.
Ainsi non seulement la Sécurité Sociale, partant du simple monde du travail, s’est imposée progressivement comme une préoccupation stratégique à la Nation, mais elle modèle ses équilibres économiques, sociologiques et éthiques, et empiète sur le libre arbitre des générations futures.
Voulons-nous vraiment cette société-là ? de cet ordre social? de ces relations entre générations?
Un sondage récent semble montrer que cette problématique est loin d’être une préoccupation pour les Français. Bien que jugeant à 75% le système de protection social inégal, inéquitable et intenable, ils n’ont qu’une faible idée de son coût (2% des répondants), la majorité se trompant d’un facteur 10 dans son ordre de grandeur !
La Sécurité Sociale ne peut échapper à sa responsabilité sociétale ; et nous citoyens, ne pouvons rester ses simples consommateurs, sans lui donner nos directives de peuple souverain.
Nous appelons ici à définir et vouloir préalablement notre modèle de société, plutôt que de le laisser s’installer au fil de l’eau, subrepticement par le jeu des mesures fiscales et budgétaires du financement social. La Sécu doit être au service de la Nation, au service de son projet. Pas sa matrice.
Et alors, nous pourrons définir une nouvelle politique de sécurité sociale, sensée, concrète et maîtrisée, au service de nos avenirs collectif et individuel.
Daniel Rigaud