Les concepts, paradigmes et modèles de pensée se succèdent aujourd’hui à un rythme accéléré : art, science, économie, nul domaine de la réflexion humaine ne semble y échapper.
Au milieu de ce kaléidoscope, se tiennent « perinde ac cadaver » les idées du siècle des lumières, gravées dans le marbre de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, adoptée à l’ONU en 1948 par ses Etats membres.
La France, l’Europe, le monde occidental et bien d’autres nations se référent constamment à ces idées, même si leur application reste bien partielle.
Et en France, nous y sommes particulièrement attachés, peut-être parce que ces idées sont historiquement les nôtres, mais aussi par amour atavique des grands principes, si intellectuellement et compassionnellement séduisants. Au point d’oublier qu’il faut, même avec des visions ambitieuses, rester humble devant les faits.
Et justement, en voici un nouveau.
Voici qu’émerge aux portes de l’Europe un contre modèle, celui du califat de Daech : liberté de pensée ou d’expression inexistantes, femme placée sous la tutelle de l’homme, pratique de l’esclavage, inégalité devant l’éducation et la justice, projet proclamé d’extermination des infidèles, ….
Dans un premier temps, nous avons mis cette « aberration » sociétale sur le compte du décalage dans l’évolution des civilisations et que tout cela allait, avec notre aide de nations avancées, rapidement s’estomper. C’était rassurant, et flatteur pour nos ego.
Il n‘en est rien.
Il faut admettre qu’il ne s’agit pas d’un simple écart d’évolution, mais d’une conception fondamentalement différente des sociétés humaines, prospérant sur des terres d’anciennes et riches civilisations. Une conception irréductible à la nôtre.
Il faut admettre aussi que des individus, des peuples sont séduits par ce contre-modèle, ou du moins l’acceptent, et que celui-ci est plus dans une dynamique de conquête que de régression. Par son existence même, il remet en cause l’ambition, ou la prétention d’universalité de nos idées sur l’Homme.
Il existe une deuxième remise en cause, beaucoup plus profonde : celle du bien-fondé même de nos idées.
Avec cohérence et cynisme (ou intelligence, de son point de vue), ce contre modèle utilise notre système de liberté individuelle pour infiltrer nos sociétés, propager ses idées, enrôler nos adolescents, terroriser et massacrer aveuglément, levant des vagues d’émotion incontrôlées qui font sur réagir nos dirigeants dépourvus d’anticipation comme de hauteur de vue.
Avec barbarie, les djihadistes terrifient les populations qui ne leur sont pas acquises pour jeter sur nos côtes ou à nos frontières des centaines de milliers de réfugiés, potentiellement des millions que la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, par son article 14, nous enjoint d’accueillir.
Ce faisant, ils nous sortent de notre « bulle » de confort intellectuel et de bien-pensance idéologique, et cherchent à prouver que nos valeurs et nos idées de l’Homme, sous la pression de réalités extrêmes, s’effondrent.
Et on voit bien en effet que les opinions publiques refusent de voir s’installer à demeure ces masses humaines régies par d’autres systèmes de valeurs, et se moquent bien du respect des Droits de l’Homme.
Les premiers craquements dans nos principes se font déjà entendre :
- en France, les mesures de l’état d’urgence qui se prolonge amputent certaines libertés individuelles, et donnent lieu ici ou là à des dérapages regrettables ;
- en Europe, certains pays ferment leurs frontières, ou durcissent leurs conditions d’accueil unilatéralement au mépris des traités, sous la pression d’opinions publiques choquées par des chocs de civilisation à répétition, ou par les largesses distribuées aux réfugiés, alors que les conditions de vie des citoyens peuvent être dures.
- aux Etats-Unis, la justice met la pression pour casser le chiffrement des données personnelles des portables, au nom de la lutte contre le terrorisme
Si nous n’y prenons garde, de glissements sémantiques en « exceptions temporaires », les atteintes à nos principes vont peu à peu s’amplifier jusqu’à la cacophonie, enclencher, par perte de tout solide référentiel partagé, des cycles de violence et de répression trop bien connus, et mettre en pièces notre modèle, qui sera taxé à l’envi d’hypocrisie et d’incapacité à créer un ordre social adéquat. Et le contre modèle pourrait triompher.
Car le contre modèle de Daesch a sur le nôtre un « avantage » majeur : il pose que tout contrevenant aux règles doit être exterminé : on est ou croyant, ou nié. L’universel, c’est le califat. Il est légitime, souhaitable, et urgent de faire disparaître de vive force tout le reste. Par sa folle cohérence, cette conception totalitaire porte, qu’on le veuille ou non, une puissante dynamique de développement, car elle fascine les plus faibles.
Les Droits de l’Homme de nos sociétés, posant que tous les êtres humains sont libres et égaux en droit, ne nous permettent pas cela. Personne ne peut être rejeté de la communauté humaine, y compris le terroriste qui piétine ses principes.
Alors nos conceptions de l’Homme et de ses droits sont-elles inadaptées, impuissantes à nous défendre ? Comment éviter cet engrenage pervers où veulent nous entraîner les penseurs du califat? Avons-nous un autre choix que celui de relativiser notre conception des droits de l’Homme, et nous radicaliser à notre tour pour survivre?
Cet autre choix existe.
A l’image du modèle de la relativité d’Einstein venu compléter, sans la renier, la loi universelle (déjà!) de la gravité de Newton, pour appréhender plus de phénomènes de l’Univers, il faut compléter la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme pour répondre au défi que pose l’existence de Daech.
La Déclaration des Droits de l’Homme traite de ce que tout être humain est en droit d’attendre des relations avec ses semblables. C’est utile, mais statique et limité; notre destin d’espèce ne peut être une répétition sans fin des mêmes comportements ou exercices de droits, si justifiés soient-ils.
Le destin de l’Homme passe par la progression de l’espèce humaine, en concurrence/coopération avec toutes les autres formes de vie ; si nous ne progressons pas, ou pas assez vite, tôt ou tard nous disparaîtrons. L’Homme a un autre droit, celui que son espèce ait un destin, et l’accomplisse.
Le contre modèle de Daech s’oppose frontalement à cette dynamique de vie, en interdisant à ses adeptes toute forme de liberté, d’évolution et de création, en figeant à des principes datés toute la réflexion humaine, en posant en normes des comportements sclérosants pour l’esprit .
Il met ainsi en péril l’avenir de notre espèce, et doit être stoppé pour cela.
Élaborer et faire adopter une Déclaration Universelle des Droits de l’Espèce Humaine pourra nous donner le cadre de référence nécessaire, cette fois vraiment universel.
Daniel Rigaud
Cher Daniel,
Votre lecture des faits et des débats autour de la Déclaration des droits de l’homme m’interpelle.
Je la trouve particulièrement juste, et partage avec optimisme qu’une troisième voie existe, autre qu’une radicalisation ou un déni. Notre société est plus complexe et plus hybride que cela… justement parce que l’humain a progressé.
J’ajouterais dans ce cas un point à regarder de près dans la Déclaration Universelle : le sens. N’est-ce pas une absence de sens, une absence de vision, de grand projet partagé qui nous amènent progressivement à la radicalisation (en rejoignant une « cause » ou en devenant « intolérant ») ? N’est-ce pas cette ambition humaine que nous devons rechercher et que nous devons porter comme étendard… ne serait-ce que pour sortir d’une morosité ambiante, qui peu à peu inhibe toute forme d’expression de liberté ?
Chère Vanessa,
merci de votre retour et de votre appréciation si positive!
J’aime à croire comme vous que l’humanité progresse, qu’elle est peut-être plus mûre pour cette recherche de sens, qui manque tellement dans cette Déclaration des Droits de l’Homme.
Pour être plus précis, je pense que ce besoin de sens est permanent, ancré dans notre nature humaine. Ce qui change, c’est une lassitude croissante envers nos sociétés qui cherchent depuis trop longtemps à affaiblir ce besoin en nous, et envers les Eglises dont certaines se désacralisent en prônant la radicalité et l’exclusion.
J’appelle aussi de toutes mes forces à l’émergence de ce grand projet partagé, libérateur d’énergie, et j’ai la conviction que Conjecture 4.0 y contribuera!