Un processus de destruction patient et obstiné
« Familles, je vous hais » : depuis une bonne centaine d’années maintenant, l’apostrophe d’A. Gide semble être devenue un véritable cri de ralliement : la notion de famille dérange, c’est une évidence, du moins dans les sociétés développées occidentales. Au mieux, c’est un pis-aller ; au pire, un dangereux archaïsme.
Pourquoi tant d’acharnement, pour un groupe social qui a tant fait pour la progression de l’espèce humaine ? Est-il à ce point désuet qu’il est devenu urgent de le stigmatiser et le détruire ? Le remplacer par quoi ?
Avant de chercher à comprendre ce qui est à l’œuvre, il faut rappeler de quoi il s’agit, ce que signifie le mot famille. Eh oui, nous en sommes là.
La famille est ce groupe humain constitué et lié par la procréation, et constitué de caractères, de rôles marqués économiquement, socialement, affectivement : le père, la mère, les enfants qui en grandissant reconstitueront ce modèle en endossant à leur tour les rôles de parents, et en créant des enfants….
Arrêtons-nous un instant sur deux des caractéristiques de ce groupe humain :
- Son irrégularité: ce groupe est fait de trous et de bosses, il a des aspérités, du relief ; différencié, contrasté dans ses composantes, il permet au jeune enfant de se situer, et de se former par heurts, comparaisons, similitude et différence ; la famille, c’est pour lui un monde en réduction où il s’apprend et apprend l’autre, un rocher qui lui enseigne la montagne….
- Sa dynamique de pérennité: le caractère marqué des rôles au sein de la famille forme, et en même temps pousse à en sortir : pour qu’un enfant devienne adulte à son tour, il ne peut rester là : il ne peut y avoir qu’un seul père, qu’une seule mère dans la famille. Il doit donc partir pour pouvoir s’accomplir, et ainsi reproduire ailleurs la cellule familiale
On voit bien que grâce à ces caractéristiques, la famille va construire des êtres humains solides sur ce qu’ils ont appris d’eux-mêmes, reliés au passé par leurs parents et à l’avenir par leurs enfants, et cela en toute autonomie.
Ce sont ces caractéristiques mêmes, pourtant indispensables à l’espèce humaine, qui expliquent qu’on s’en prenne à elle.
Et on s’en prend à elle de manière très méthodique. Les angles d’attaque ont été successivement celui de l’autorité parentale, censée brimer le développement des enfants, du rôle économique du père, au nom de l’égalité homme femme, de la légitimité de la transmission des connaissances, au nom de l’explosion de l’accès à l’information.
Brique après brique, la coque familiale a été démontée par un mouvement d’opinion non pas naturel, au rythme lent de l’évolution humaine, mais forcé par des courants de pensée ultra minoritaires, mais déterminés à atteindre rapidement leurs objectifs de démantèlement.
Pour autant, l’action de quelques groupes de pensée a-t-elle suffi à obtenir ce résultat ? Comme d’habitude, cette intelligentsia n’aura servi, en attirant l’attention sur elle, qu’à faire oublier le mouvement de fond.
Alors, qui ?
Au cœur de cette coque familiale mise en pièces, se trouve la cible : les enfants, les adolescents adultes en devenir, fragiles et influençables, dès lors que les parents ne viennent pas filtrer les sollicitations extérieures, et en décoder les intentions.
Exposés sans précaution à tous les spots publicitaires, devenus très solvables financièrement, directement ou indirectement, nos enfants se présentent comme une cible de consommateurs de choix pour tous les grands groupes de l’habillement, de l’alimentation, de l’électronique, et bien d’autres. La famille y fait obstacle ? Cyniquement, sans considération des conséquences, elle sera socialement détruite.
Dénigrement de l’autorité parentale ? il affaiblit dans le référentiel de nos enfants la nécessité, ou plus modestement l’intérêt d’écouter leurs parents pour prendre leurs décisions. Il fait de la famille une espèce de fratrie floue, où les parents ont des comportements quasi-adolescents (copains, jeux video, impulsivité), et les enfants des poussées d’autorité incontrôlées.
On les conduit ainsi à privilégier comme groupe de référence leurs copains, eux-mêmes tout aussi influençables à la dictature des marques et des comportements imposée par les grands groupes économiques, via les média et leurs artistes.
Egalité homme-femme ? Par la multiplication des désirs matériels mettant les parents dans « l’obligation » de travailler tous les deux contre rémunération, on valorise à zéro tout le travail d’éducation par la relation que réalisaient les « mères au foyer », et on le fait disparaître socialement. L’intérêt ? Priver les enfants de moyens de se construire, d’apprendre à penser par eux-mêmes, de porter un regard critique sur ce qu’on cherche à leur imposer.
Délégitimation de la transmission des connaissances ? En ridiculisant les connaissances du passé et en leur déniant tout intérêt, on prive en même temps nos enfants d’entendre une certaine manière d’analyser les faits, avec recul et enrichissement, qui ne peut venir qu’avec l’âge et l’expérience. On leur donne ainsi à croire que parler vite, dans l’émotion, est la seule manière de communiquer et de comprendre le monde. Quitte à changer d’avis dans les dix minutes qui suivent, mais quelle importance ?
Raccourcissement de l’espérance de vie du mariage ? L’éclatement des couples conduit à une augmentation mécanique de la consommation et du train de vie, à une tension sur le marché immobilier générant construction ou hausse des prix, dans les deux cas profitant aux possédants.
Maintenant, la « famille » est devenue un château branlant, à la définition rendue floue, à l’espérance de vie de plus en plus réduite ; plus rien de fort, de lisible ne permet à ses membres de prendre appui sur elle.
Pour les grands groupes, le but est presque atteint : les barrières sont tombées, les membres de plus en plus indifférenciés des familles se comportent en consommateurs infiniment malléables et dociles, dépossédés de leur capacité de libre arbitre, et de maîtrise du temps long
Ne nous méprenons pas : nous ne sommes pas ici en train de faire l’apologie du passé, et de préconiser son retour, zappant au passage cent ou deux cents ans d’histoire humaine. Nous ne diabolisons pas davantage les grands groupes ou le monde économique dans son ensemble, qui agissent sans intention de nuire, simplement dans leur logique.
Nous disons simplement ceci : un modèle familial a été constitué au fil des millénaires pour le bien de l’humanité, le développement de l’espèce, en taille et en sagesse ; et ce modèle était adapté.
Nous avons laissé d’autres logiques, utiles mais incomplètes, s’attaquer à ce modèle de la famille. Ces logiques, fondées sur l’ADN de la pure économie, n’ont aucune raison d’être bienveillantes pour l’humanité. Nous avons baptisé cela progrès simplistement, pour le simple motif que c’était différent d’hier, alors que des dommages considérables y étaient associés.
Reprenons la main. Analysons, trions dans ce qui a été tenté, pratiqué, ou imposé.
Au cours de ces deux derniers siècles, les femmes ont pris une place grandissante dans le monde économique, souvent par choix d’épanouissement ; très bien. La durée de vie s’est allongée de 20 ou 30 ans, posant aux couples la question d’une longue vie en commun après avoir élevé ses enfants ; le mariage doit-il rester un engagement à vie ? c’est un vrai sujet, il y en a d’autres : que faut-il transmettre à nos enfants dans le cadre de la famille ? si cette fonction a de la valeur, comment le traduire dans les faits ? Comment concilier cela avec deux parents actifs professionnellement, sans jouer une défausse dont les enfants, mais aussi la société dans laquelle ils vivront, pâtiront?
Le bon modèle de la famille n’est pas derrière nous, mais devant. A inventer.
Disons ce qui est bon pour l’espèce, choisissons notre modèle, installons-le, quel qu’il soit, démocratiquement. Mais de grâce, ne laissons plus un monde économique sans entrailles décider de cela à notre place.
C’est notre humanité qui est en jeu.