« Sa Majesté le Roi là-dessus a refusé de recevoir encore l’ambassadeur français et lui a fait dire par l’aide de camp de service que Sa Majesté n’avait plus rien à communiquer à l’ambassadeur. »
Cette fameuse dépêche d’Ems, relatant de manière tendancieuse sous la plume de Bismarck un échange diplomatique entre le roi de Prusse et l’ambassadeur de France, a suffi à déclencher la guerre de 1870, et semer le germe des deux guerres mondiales du XXe siècle : une paille !
Qu’une dépêche aussi anodine, il est vrai dans un contexte belliqueux, ait eu un effet aussi dévastateur, laisse rêveur.
A l’heure où les vociférations les plus crues et les plus boueuses entre Grands de ce monde remplissent média et réseaux sociaux, sur fond de tensions internationales nombreuses et élevées (Moyen-Orient, Inde-Pakistan, Afrique subsaharienne, mer de Chine,…), on se dit qu’à l’aune de cette ultra-sensibilité, notre belle planète devrait être à feu et à sang.
Sans lui en attribuer la pleine paternité, il faut reconnaître à Donald Trump le « mérite » d’avoir, en quelques mois, fait changer ce phénomène de dimension. Personne avant lui n’avait osé s’en prendre publiquement à ses alliés les plus historiques (France, Allemagne,….) ou se moquer du physique de ses adversaires (« petit gros », « rocket man »,…)
Aux premiers horions, on a retenu notre souffle, attendant la foudre qui allait tomber. Mais rien.
Et peu à peu, après un court moment de stupeur d’autres dirigeants s’y sont mis, en riposte ou en initiative, se mêlant en plus de sujets de politique intérieure (France Italie, Allemagne Etats-Unis, Etats Unis Grande Bretagne, France Brésil….). Sans plus d’effet destructeur, heureusement.
Alors on s’habitue. Maintenant, franchir un degré de plus dans la vulgarité nous fait à peine lever un sourcil, d’étonnement ou de consternation.
Pourquoi ce phénomène ? Que faut-il en penser ? Que nous dit-il sur l’état du monde ?
Comme toujours, l’explication est multiple :
- La « pipolisation » du monde politique, sa communication adoptant de plus en plus les règles de l’entertainment, lui-même poussé à toujours plus d’excès pour surprendre et faire parler de lui,
- L’abaissement du niveau des dirigeants, formés davantage aux combats tribuniciens qu’à la maîtrise de la géostratégie, des nouvelles technologies ou de l’histoire des nations
- Les facilités technologiques numériques, qui à tout instant et en tout lieu tendent aux politiques la plume pour exprimer une colère, une émotion plus ou moins convenue, en 140 ou 280 caractères,
- L’état élevé de frustration populaire, comme le montre la multiplication des mouvements dits « populistes ». Cette insatisfaction de la vie de tous les jours qui fait rechercher des coupables, cette volonté d’exprimer des colères plus ou moins justifiées (ah, ces gilets jaunes), ou des émotions plus ou moins ressenties (ah, ces marches blanches), certains politiques croient habile de les reproduire
On aurait donc de bonnes raisons de déplorer cette évolution, y voir une preuve de plus du recul de nos civilisations humaines, et de leur incapacité à échanger poliment et constructivement, et traiter ensemble de justes causes. Et prédire une fin prochaine du Système.
Mais, il y a un mais.
- Mais sous les paraboles des tweets-ogives chauffés à blanc, la realpolitik est toujours à l’œuvre. On s’insulte, mais les sherpas continuent à travailler, à se voir, à avancer. Le traité CETA, c’est 13 ans de discussions et négociations. Le Mercosur, 20 ans avant que Macron ne déclare avec fracas que la France ne signera pas… on verra bien si sa position changera, ou si toutes ces années de travail passeront par-dessus bord.
- Mais aucun dictateur mégalo, écume aux lèvres et rage au ventre, n’appuie sur la gâchette. Pourtant, nous en avons quelques-uns en rayon !
- Mais personne, d’une réunion internationale à l’autre, ne semble se souvenir, ou tenir rigueur des amabilités dont il a été abreuvé. Le syndrome de la « mémoire de poisson rouge » est général. Les compliments se dégainent aussi facilement que les insultes, s’adressant aux mêmes pays ou aux mêmes dirigeants.
Et si, plutôt qu’une dégradation pathétique des relations internationales, on y voyait une adaptation pragmatique des dirigeants au monde tel qu’il est ? L’installation d’un fonctionnement « en mezzanine », avec les querelles de chiffonniers en pleine lumière pour amuser le peuple, et le vrai travail dans l’ombre pour se donner le temps et la sérénité ?
Mieux encore : et si on y voyait la preuve de l’impossibilité d’agir aujourd’hui en dictateur solitaire ? Que les interactions économiques, humaines, diplomatiques sont si fortes, l’exposition médiatique si universelle, qu’on ne peut plus que « mimer » ce rôle de dictateur ?
On peut. C’est même probablement pertinent.
Mais à court terme seulement.
Car ce serait oublier deux choses :
- L’effet d’exemple qu’exerce, inconsciemment ou non, le comportement d’un dirigeant politique sur ceux qui l’ont élu. En France particulièrement, nous nous nourrissons des moments, des quelques trop rares moments où nos dirigeants sont grands : discours de Villepin à l’ONU en 2003, par exemple. Quelque part, ils disent qui nous sommes, quelque part ils nous montrent un chemin, et nous les imitons, un peu, en bien ou en mal.
Un dirigeant qui oublierait cela, qui ne ferait que de la « com de l’insulte », très vite se décrédibiliserait. Poutine, Xi Jinping, l’ont bien compris. Les voit-on jamais dans ce registre-là ?
- La mission de pédagogie, d’éducation de son peuple que porte tout dirigeant politique. Comment pourrait-il l’assurer s’il dissocie structurellement ce qu’il fait, et ce qu’il laisse paraître en public ? Comment faire appréhender la complexité d’une problématique, la nature de l’intérêt général humain, la valeur ajoutée propre à son pays, s’il n’est dans sa communication, que dans le registre de l’émotion et de l’analyse la plus frustre ?
Encore un effort, Mesdames et Messieurs les dirigeants ! Vos peuples, malgré les apparences, ne se nourrissent pas que de pain et de jeux.
Ils ont besoin de vous pour grandir, en démocratie et en sagesse, pour notre avenir d’espèce.
Bonne rentrée à tous !
Daniel Rigaud