Notre maison Terre bruisse continûment de craquements, et même de secousses conflictuelles souvent mortelles. Hors quelques idéalistes impénitents, nous nous y sommes habitués, n’y voyant qu’un accompagnement vibrionnant, gênant mais inévitable de la marche en avant de l’Humanité sur notre belle planète. Le ronronnement du moteur de l’évolution en quelque sorte.
Ces derniers temps, ces craquements ont pris de l’ampleur. Il ne s’agit pas ici des nouvelles peurs climatologiques ou épidémiologiques, qui pourtant monopolisent sans hasard notre espace médiatique. Il s’agit de ces craquements qu’on croyait derrière nous, ceux des conquêtes, ou tentatives de conquêtes territoriales impériales par la force des armes, sous-tendues ou non par des conflits religieux venus eux-mêmes du fond des âges.
A l’heure de la dématérialisation et des réseaux numériques, de l’avènement du soft power et de l’emprise privée ou publique sur l’intimité des modes de vie individuels, qui peut bien encore se soucier de conquérir territoires et oblasts, à coups de roquettes et de drones tueurs, au prix de destructions et d’horreurs cruelles commises sur la population civile ?
Que signifie cette résurgence barbare ? Est-ce là un dernier hoquet de l’Histoire, ou a-t-elle une signification plus profonde, celle d’un changement d’ère ? En ce cas, allons-nous être immanquablement emportés, comme tant d’autres civilisations qui se sont crues immortelles avant nous, ou des cartes peuvent-elles encore être jouées ? Quelle ligne de conduite devons-nous adopter, pour y faire face avec succès ?
Tous ces points vont être abordés dans une série de trois articles, qui seront publiés sur ce site :
- Grand craquement : les causes
- Grand craquement : les enjeux
- Grand craquement : la stratégie pour les démocraties
Voici le premier. Bonne lecture !
1. Grand craquement : les causes
- L’onirisme initial des Droits de l’Homme, cette grande cause de l’Occident
L’histoire est bien connue : en plein 18e siècle, au coeur de monarchies et principautés ancrées sur le droit divin et le patriarcat, éclot une vision politique et sociétale inédite : l’être humain est libre de ses croyances et de ses opinions, tous naissent égaux en droit ; la légitimité procède non plus d’en haut mais d’en bas, le juge de paix n’est plus la morale ou le dogme, mais la raison.
Une Nation naissante en lutte contre le Royaume d’Angleterre va s’en emparer pour se construire : les Etats-Unis, futur géant planétaire.
Une Nation millénaire va faire la Révolution en son nom, et la promouvoir partout en Europe, au fil de ses conquêtes : la France.
Sans cette conjonction particulièrement favorable d’évènements, parlerait-on seulement aujourd’hui des Droits de l’Homme, en-dehors de quelques cercles érudits ?
Cette vision nouvelle semblait présenter un « avantage concurrentiel » important : son universalisme, englobant individus et dominants, de toutes civilisations, ethnies, religions, continents.
Et cela tombait bien, car la Révolution Industrielle se profilait après le Siècle des Lumières, riche de ses inventions, de son appétit sans limites de conquête mais aussi de son besoin en ressources. C’est donc main dans la main, avec bonne conscience que fut engagé un vaste mouvement de colonisation civilisatrice occidentale, ignorant largement les cultures et croyances rencontrées, au nom même du caractère supérieur du message des Droits de l’Homme et de la démocratie : Chinois, musulmans, Africains, peu importe, tous y passèrent.
Il y eut un temps de sidération chez toutes ces populations bousculées dans leur univers, phénomène renforcé par l’avance technologique et de niveau de vie occidentale ; pourquoi le nier, certainement aussi une séduction de ce modèle démocratique, de cette liberté nouvelle de l’individu, de cette prédominance de la raison sur la passion ou l’obscurantisme.
Mais démocratie et industrie n’étaient pas parties seules dans cette conquête du monde : l’intérêt faisait aussi partie du voyage, et n’oubliait pas de prendre sa part des richesses de ces territoires, oubliant les grands principes quand cela apparaissait nécessaire, pratiquant spoliation, corruption et même dégradation de la dignité humaine.
Certains territoires ou populations ont résisté, mais l’emprise était trop forte. Il y eut une forme d’acceptation ou même d’appétit apparent pour ce système occidental, notamment dans sa dimension de niveau de vie et d’acquisition des connaissances.
Pendant tout le 20e siècle, le modèle occidental fut la référence en matière de développement économique, sociétal, technique, moral, bref d’avenir de l’Humanité. Il n’était pas installé partout, quelques dictatures résistaient, mais le sens de l’Histoire était là.
La plus belle preuve en fut donnée par la chute de l’URSS dans les années 90, qui s’était prétendue un temps alternative du « monde libre ». Dès lors, plus d’obstacle : la mondialisation de ce modèle démocratico-libéral n’était qu’une question de temps et de conviction.
La supériorité technique et économique, la logique libérale qui ont accompagné et soutenu l’expansion de la philosophie des Droits de l’Homme, ont eu cependant trois effets pervers :
- Leur exercice, sous-tendu par la recherche du gain, produisit des exemples de comportement en pleine contradiction avec les principes universels d’égalité et de liberté, et dévalorisa leurs promoteurs surpris à pratiquer le « deux poids deux mesures » à leur profit. Progressivement, les yeux autochtones se dessillèrent.
- Un peu par idéalisme, beaucoup par soif de nouveaux marchés, l’avance technologique occidentale a été partagée, les connaissances enseignées aux populations des territoires colonisés. En quelques dizaines d’années, le gap a été presque comblé, conduisant à développer une concurrence locale, et bientôt mondiale
- Plus important encore, la puissance même du support libéral et technico-économique va dramatiquement occulter une faille majeure de ce système occidental, et empêcher de la colmater.
Il touche au principe même de l’égalité universelle.
Il était bien facile aux Rousseau, Diderot, Spinoza, Voltaire, Locke et tant d’autres, tous d’Europe et n’en étant jamais sortis, d’exalter dans les salons pâmés des principes tous plus idéaux les uns que les autres, dotés d’une grande capacité à enthousiasmer qui a enflammé des générations en Occident.
C’était bien facile puisque toutes ces théories n’ont jamais, à leur conception, été confrontées à la réalité de la diversité des Nations et des civilisations de tous les continents. Elles n’ont jamais imaginé les conséquences de la liberté d’aller et de venir étendue à l’échelle de la planète, le brutal rapprochement par la technologie de cultures jusque-là développées relativement en paix parce que mers et montagnes les séparaient.
Bien entendu, la légitimité de raison et de cœur de ce principe d’égalité universelle est inattaquable. Mais la question est : ce principe est-il praticable à l’échelle planétaire ? Plus encore, est-il souhaité même par de larges pans de la population mondiale, asservis par des dictatures de tout poil, et qui s’en accommodent ?
Ce début de 21e siècle est celui de la montée du doute : l’ambition des Droits de l’Homme n’est-elle pas en train de se fracasser sur le mur, jusque-là superbement ignoré, de la réalité des civilisations ?
- L’altération progressive de l’image de la démocratie, par les ratés de son fonctionnement
La Boétie nous avait pourtant prévenus : instaurer la liberté universelle dans le monde n’irait pas de soi :
« Il n’est pas croyable comme le peuple, dès lors qu’il est assujetti, tombe si soudain en un tel et si profond oubli de la franchise[1], qu’il n’est pas possible qu’il se réveille pour la ravoir, servant si franchement et tant volontiers qu’on dirait, à le voir, qu’il a non pas perdu sa liberté, mais gagné sa servitude. »
Aveuglés par esprit de lucre comme par idéalisme, par manque d’exigence conceptuelle aussi, nous avons négligé l’avertissement. Et nous avons poussé comme des sourds notre modèle dans le monde.
Mais s’agit-il encore d’un modèle ? Quel spectacle vivant en donnent nos démocraties, démontre-t-il ses vertus, peut-il faire encore envie ?
Hélas non. Nos démocraties sont malades et ne remplissent pas, ou plus, leurs missions envers leurs populations.
Il ne s’agit pas ici de pointer les comportements inappropriés de certains personnels politiques, amplement médiatisés et judiciarisés. Tout humain a ses faiblesses, tout groupe ses moutons noirs. L’important est que ces dérives soient connues, contenues et sanctionnées, faute de pouvoir les éradiquer de la nature humaine.
Il s’agit de beaucoup plus grave. Il s’agit d’une des promesses fondamentales de la démocratie qui n’est plus tenue. Il s’agit de l’association effective des citoyens au choix et à la conduite du projet de la Nation, grâce à la représentation parlementaire.
Cette représentation n’en est plus une. Ce n’est pas défaut du mécanisme électoral, toujours scrupuleusement surveillé ; les apparences sont toujours sauves.
Mais les choix politiques ne se font plus là. Il suffit de voir la vacuité des programmes ou des projets, la perte toujours plus grande de pouvoir des élus ou des gouvernants, au profit de cercles occultes de pouvoir, ou d’institutions européennes ou internationales hors sol.
L’électorat ne s’y trompe pas, il se désintéresse de l’intérêt général, déserte de plus en plus les urnes. Les gouvernants, incapables depuis longtemps d’articuler une vision d’avenir, préoccupés de leur carrière, n’ont plus scrupule à conduire sans le dire une politique dont les citoyens ne veulent pas.
Cette fracture nuit bien évidemment à l’efficacité collective de la démocratie ; mais plus fondamentalement, aux yeux du monde elle remet en cause son bien-fondé : si la démocratie n’élève pas la conscience citoyenne, si elle ne fabrique que des consommateurs égoïstes, si elle conduit tôt ou tard à une confiscation du pouvoir par une élite, où sont ses avantages ? Au lieu de cette gouvernance étrangère, chimérique et hypocrite, pourquoi alors ne pas adopter directement la dictature, dure mais efficace ?
- Une succession impressionnante d’échecs dans les conflits du monde ces 40 dernières années
Passée la phase de décolonisation de la 2ème moitié du 20e siècle, on aurait pu s’attendre à une forme de rééquilibrage des influences de modèles politiques, au profit des régimes traditionnels précédents.
Cela n’a été que partiellement vrai, car l’emprise économique des pays occidentaux était toujours aussi forte, et bridait les initiatives locales de rupture avec l’approche démocratique.
Mais surtout, l’Occident n’avait pas renoncé à exporter presque messianiquement son modèle, et conditionnait, du moins en façade, son soutien à un pays selon l’application qu’il faisait des Droits de l’Homme.
Encore plus directement, au nom du « droit d’ingérence » inventé dans les années 70-80 dans la droite ligne des Droits de l’Homme, l’Occident se donna le droit d’intervenir dans les affaires internes d’un pays, pour protéger les populations et les victimes civiles, quitte à intervenir à côté des forces rebelles.
Le chef de file américain fit même directement la guerre à quelques dictateurs, parfois anciens alliés de l’Occident, contre lesquels des fausses preuves de préparation de guerre ou de soutien au terrorisme furent cyniquement exhibées à l’ONU.
Liban. Balkans. Syrie. Irak. Lybie. Afghanistan. Une succession désastreuse d’interventions de coalitions militaires occidentales, avec des moyens considérables (par exemple 1 000 milliards de dollars dépensés par les Etats Unis en 20 ans de guerre en Afghanistan, pays dont le PIB ne dépasse pas 15 milliards de dollars annuels !) qui n’ont rien réglé et laissé des champs de ruines… et les tyrannies en place.
En point d’orgue, la vague des printemps arabes de 2011. Divine surprise au début pour les Occidentaux, que de voir la rue arabe exiger la fin des dictateurs et la démocratie….
Eh bien non. 10 ans plus tard, force est de constater que dans tous les pays concernés, c’est un régime autoritaire, l’ancien ou un nouveau, qui a prévalu.
Il faut ajouter à cela le navrant spectacle de l’impuissance de l’U.E., à la remorque des Etats-Unis, Frankenstein pétri de quintessence de libéralisme et de démocratie, incapable d’exister internationalement sauf à coups de sanctions économiques sans effet, et de condamnations morales sans conséquence, tout en étouffant la voix de ses membres.
Il faut ajouter celui irritant de la Corée du Nord qui nargue les Etats-Unis, développant l’arme nucléaire intercontinentale sans être arrêté depuis des dizaines d’années.
Comme preuves d’efficacité d’un système, on a déjà vu mieux !
- L’émergence et la réussite d’un anti-modèle crédible à L’Est
La trajectoire de la Chine au cours de ces 50 dernières années est bluffante ; un rapide panorama en avait été dressé ici dans l’article : « Chine : alors, même pas peur ? », je n’y reviens pas.
Aujourd’hui, elle se pose en alternative occidentale ; son armée rattrape la puissance américaine ; elle pousse ses pions en Afrique, vers l’Europe, main de fer dans un gant de (route de la) soie ; elle challenge le roi dollar sur le marché du pétrole ; elle conteste la présence de l’Amérique et de ses alliés en Mer de Chine, veut en réguler la navigation ; dans presque tous les domaines, elle peut fournir en technologies et armements les pays belligérants qui viennent à elle.
Et tout cela grâce à une action collective dans la durée impressionnante de cohérence, qui coïncide avec l’exercice sans partage et sans faiblesse du pouvoir par ses « Princes Rouges » depuis plus de 50 ans
Pourquoi ne pas chercher l’appui de cette Chine si puissante, pourquoi ne pas copier son modèle politique qui réussit autant ?
- Les vieux Empires se réveillent
La tutelle d’un Occident démonétisé se délitant, les leaders des restes des vieux Empires redressent la tête et se lancent dans la réalisation de leurs fantasmes : l’Empire ottoman, la Sainte Russie, la conquête de Taïwan, pourquoi pas la grande Perse. Ils ouvrent avec hardiesse des nouveaux fronts, souvent menaçant ou agressant des démocraties que l’Occident doit venir défendre, et y consommer des ressources, ce qui l’affaiblit un peu plus.
- La facilité d’accès aux nouvelles formes de guerre
Pas un conflit ne se conçoit aujourd’hui sans son volet média et réseaux sociaux, qui vont en temps réel chercher à établir leur vérité des combats, disposant favorablement le public.
Sur ce volet, les pays développés occidentaux n’ont plus l’avantage de la compétence et des moyens : la première est neuve et personne n’a une réelle avance dans sa maîtrise ; les seconds restent relativement modestes.
Ils ont même un handicap : l’existence de leur opinion publique, réagissant à l’émotion et sans discernement aux publications internet, au point d’entraver l’action de leurs dirigeants soucieux de leur image et/ou de leur réélection. Les régimes autoritaires, eux, mentent, laissent dire, agissent comme ils l’entendent, y compris sous les formes les plus cruelles et cyniques, et sanctionnent les voix qui s’élèvent.
L’armement a aussi connu une profonde mutation : irruption en nombre de moyens aériens terrestres ou maritimes bon marché (drones, roquettes, pick ups), insaisissables ou noyés dans la population, que ne peuvent combattre avec efficacité les avions et chars de plusieurs millions de dollars sans pertes massives de populations civiles.
Cette nouvelle donne économique permet aux guerres dissymétriques de se développer et s’éterniser, avec des combats ne désignant jamais de vainqueur définitif, mais qui usent les moyens et les effectifs des armées occidentales plus traditionnelles.
Tel est donc l’ensemble des facteurs à l’œuvre pour engager et accélérer la chute de ce qui voulait être l’ordre mondial humaniste.
Les secousses que nous constatons tous ne sont donc pas aléatoires, elles annoncent un bouleversement majeur, finalement prévisible au regard du schématisme initial des Droits de l’Homme, de l’angélisme de comportement intenable humainement qu’ils exigeaient de leurs promoteurs, de l’affaiblissement des atouts des pays occidentaux rattrapés par leur naïveté et leur esprit de lucre.
Était-ce évitable ? Peut-être, mais ce n’est plus la question : le vent de l’Histoire passe, on ne l’arrête ni le retourne.
La nouvelle situation s’installe, sans douceur : il faut la comprendre et la décrire, mesurer ce que sont ses enjeux pour arriver à survivre, nous, les démocraties occidentales.
Ce sera l’objet du prochain article sur Conjecture 4.0
Daniel Rigaud
[1] Au sens de liberté