Nos fonctionnements collectifs et nos comportements individuels ne cessent d’être ballotés entre deux visions contradictoires : celle de la fraternité humaine du coin de la rue, celle de la rationalité collective, voire de la raison d’Etat.
Comme dirait Staline : « La mort d’un homme est un drame, celles de millions d’hommes une statistique. »
Jusqu’à assez récemment, les deux sphères s’ignoraient ; au peuple la compassion, aux puissants la raison d’Etat, opaque, de temps en temps sordide et parfois terrible. L’invasion des moyens de communication fait tomber tout cela, les murs deviennent de verre. Dur, dur d’être un dictateur tranquille de nos jours ! Ou même un dirigeant communal sans faire d’impair sur ses notes de frais…
Est-ce un progrès pour l’humanité ? Au mieux, peut-être en est-ce la voie….
En attendant, la confrontation de ces univers devient paroxystique, et la schizophrénie ambiante aussi.
Des exemples ? En voici trois vécus cette semaine, parmi bien d’autres :
- La discussion actuelle sur le budget 2018 en France, où les personnalités politiques ayant pourfendu pendant les Présidentielles le coût du mille-feuilles des collectivités locales s’insurgent en tant que Président de Région ou maire, dès qu’on touche à leur dotation ou à leur taxe d’habitation,
- La poussée de fièvre catalane, où les rêveurs d’indépendance découvrent qu’aller contre l’intérêt général espagnol expose à subir l’usage de la force publique, situation qui n’offre d’autre choix « que de s’y abîmer, ou de retourner sur ses pas », comme dirait François Mauriac.
- Le conflit GM&S, où certains représentants des salariés de cette entreprise sauvée en partie s’offusquent de ne pas être reçus toutes affaires cessantes par le Président de la République, en prise juste à côté avec des réformes nationales, pour améliorer les conditions de leur plan social
Alors quelles peuvent être les issues de ces chocs d’univers ?
- La première est l’imposition de l’intérêt général ; juste ou pas, celui-ci a la légitimité du droit, des institutions, de la force publique, et même des règles de la démocratie
- La seconde est celle de la victoire de l’intérêt particulier : le pouvoir s’apitoie, cède par facilité à la rue et prend des mesures dérogatoires, que paiera in fine la majorité silencieuse.
La première issue en réalité est aujourd’hui devenue largement théorique ; car malgré les apparences, l’avantage est loin d’être du côté de l’intérêt général, dès lors qu’on est dans l’arène médiatique.
Regardons le face-à-face actuel en Espagne.
D’un côté ce qu’il faut bien appeler les séditieux : c’est coloré, beaucoup de gens dans la rue, qui crient qui rient qui pleurent ; on s’émerveille à pleins micros devant ce désir de voter, en oubliant que pendant ce temps les légitimistes au moins aussi nombreux sont intimidés et privés d’expression ; toute l’énergie des indépendantistes peut se consacrer au triomphe de leur cause, sans calcul et sans anticipation des conséquences.
De l’autre côté, le gouvernement espagnol : article 155, forces de l’ordre, en position de défense du bien commun oublié de la majorité silencieuse des Espagnols ; intégrant une foule d’injonctions paradoxales, il cherche à ce que l’irréparable ne se produise pas, à prendre en compte l’Espagne et l’Europe, l’économie et le social, le passé et le futur,….
Avec des médias qui font commerce de l’instant, de l’émotion, c’est évidemment la cause des premiers qui est relayée, valorisée, magnifiée : ne va-t-on pas jusqu’à attribuer des références franquistes au pouvoir espagnol ?
On voit bien cependant que ce parti pris, s’il est poussé au bout, mène à une dangereuse impasse, pour tout le continent européen mais surtout pour les Catalans eux-mêmes, dont la Région fortement endettée serait d’un coup hors d’Europe, voire mise en quarantaine.
Que deviendrait le port de Barcelone avec un hinterland de la taille d’un département ?
Mais bien entendu rien de tout cela ne se passera. Les indépendantistes eux-mêmes n’y croient pas, ne le veulent pas, à voir leur peu d’empressement à proclamer leur indépendance, à créer une situation insurrectionnelle.
Avec 90% de oui au référendum, ça serait pourtant un minimum, non ?
Il y aura donc beaucoup de postures, quelques concessions soi-disant arrachées qui permettront de crier victoire, et les média passeront à autre chose. Fin de partie, retour à l’indifférence?
Et bien non.
Non parce que le gouvernement espagnol en sortira un peu plus déconsidéré. Parce que les Espagnols douteront un peu plus qu’avant du sens de leur Nation, qui cède à une minorité et n’aura pas porté haut sa raison d’être. Parce que les indépendantistes se sentiront un peu plus forts pour la prochaine crise.
Les lézardes deviendront des fissures, les fissures des brèches jusqu’à l’effondrement par balkanisation ou guerre civile au sein des Nations européennes que nous connaissons.
L’état de transparence informationnelle dans lequel nous vivons exacerbe ces chocs et ces risques ; ce n’est ni bien ni mal, c’est ainsi, et le retour en arrière n’aura pas lieu.
Mais si on veut éviter l’effondrement, il faut que nous fassions collectivement une prodigieuse bascule mentale :
- d’un côté, s’intéresser pour de bon à l’intérêt général, accepter l’idée qu’il existe et qu’une fois débattu et adopté, il doit être défendu par le pouvoir démocratique dont c’est la raison d’être, même si son intérêt personnel ne s’y retrouve pas tout à fait.
- de l’autre, faire sans se lasser la pédagogie de l’action de gouvernement, de ses motifs, de ses mesures, de ses résultats. Et tenir bon, car c’est ce dont a besoin la collectivité.
Sortir par le haut de la dialectique intérêt général / intérêt particulier, par une vraie holomorphie sociétale.
C’est la vraie voie de progrès de notre espèce humaine.
Daniel Rigaud