On finirait presque par l’oublier : violer le secret de l’instruction est un délit, punissable d’un an d’emprisonnement et de 15.000 euros d’amende.
Visiblement, dans les affaires criminelles d’actualité, à dimension politique ou non, cela n’impressionne personne. C’est « open bar » pour les révélations des avancées des enquêtes, avec un risque minimum, voire nul, d’être poursuivi.
C’est donc la course aux « scoops », répétés ensuite en boucle par les journalistes des médias 24/24, touchants d’application et de conviction dans leur débit de paraphrases, sur une information brute méritant au mieux dix mots et vingt secondes.
C’est l’annonce par les avocats d’éléments à charge, de leur client comme de la victime, qu’ils n’ont pas analysés, puisqu’à peine versés au dossier d’instruction, sans l’inscrire dans une stratégie globale de défense.
Ce sont les meutes hurlantes des réseaux sociaux qui se ruent, guidées par les polémiques du moment et leurs convictions idéologiques, déversant hashtags et tweets en torrent furieux et sans doute jouissif, puisque même un(e) Ministre de la République ne résiste pas au plaisir d’y participer.
Résultat : lynchage de réputations assuré, personnalités brisées, familles détruites, avant même que le procès ne commence. Faut-il rappeler ces cas judiciaires récents où un juge trop pressé, addict aux micros et aux caméras, prisonnier de ses convictions rendues publiques par lui-même, a biaisé son instruction et prononcé à tort des condamnations ?
Et même si la justice finit par rendre un verdict équitable, ou prononce un non-lieu, ou revient sur un jugement inique, le mal est fait : a-t-on jamais vu le chœur des médias et des réseaux sociaux s’enflammer autant pour un non-lieu que pour une mise en examen ?
Difficile de trouver un quelconque avantage à ce fonctionnement, ou plutôt ce dysfonctionnement. Du moins, concernant la qualité de la justice rendue.
Alors, pourquoi s’est-il mis en place ?
Par la conjonction du caractère propre de la justice, de prédispositions de notre nature humaine, et de circonstances récentes.
Rendre la justice, c’est statuer sur la vérité, la culpabilité, le châtiment et le pardon, et l’ordre social futur pour le coupable comme la victime. Sujets essentiels, dont l’accumulation rend définitivement tragique le processus judiciaire et son issue.
Et le spectacle du drame, du tragique nous attire. Vous savez, ce fameux « goût du sang », qui nous fait ralentir et nous tordre le cou à l’approche d’un accident de circulation. Ce mélange de soulagement de ne pas en être, et de jubilation d’avoir à raconter plus tard, parce qu’on y était presque.
Car nous avons aussi en nous ce besoin de raconter, de captiver un moment l’attention des autres, dans un extatique moment, pic d’existence sociale et d’auto-valorisation. Se rassurer en se sentant aimé du groupe, notre soif éternelle….
C’est ainsi, c’est en nous. Le parcours de l’espèce humaine a été rude, notre psychologie en est marquée, et détermine encore nos attitudes.
A ces deux premiers éléments, va s’ajouter à la Révolution l’idée que le peuple souverain et omniscient doit prononcer les jugements, par le biais d’un jury populaire.
Idée intéressante, surtout lorsqu’on y adjoint toutes les compétences juridiques et policières possibles ; mais idée qui va dériver, en auréolant d’une espèce de légitimité le ressenti et l’expression de tout un chacun sur une affaire judiciaire, sans avoir besoin de la connaître.
C’est ce terrain potentiellement détonnant que le secret de l’instruction vise avec sagesse à déminer. Modestement, par une simple mesure générale concernant le secret professionnel, mais efficacement, jusqu’aux années 80 à peu près.
Mais va surgir une nouvelle espèce d’acteur : les média « financiarisés ». Ne regardant que le « bottom line » à court terme, ils s’affranchissent des règles éthiques écrites ou non écrites de la profession, pour aller au plus facile et au plus lucratif : solliciter nos instincts primitifs, exciter l’émotion (voir cet article).
Sous leur impulsion, le débat judiciaire tourne à la mêlée générale, où se compromettent enquêteurs, avocats, magistrats. L’opinion publique devient puissance qui pèse à toutes les étapes sur l’appareil judiciaire, et concasse la réputation des justiciables.
Cette évolution n’a pas échappé pas au monde politique où depuis longtemps les combats d’ego ont remplacé la recherche de l’intérêt général.
Ce monde s’empare alors de cette nouvelle arme de destruction massive : il suffit d’une plainte, de l’ouverture d’une information judiciaire, pour mettre à terre son adversaire si l’on sait enflammer média et réseaux sociaux, en jouant sur les thématiques du moment. Ce n’est pas un hasard si l’affaire Ferrand apparaît pendant le débat sur la moralisation de la vie politique, ou l’affaire Darmanin pendant celui du harcèlement sexuel.
Voilà comment on en arrive à la situation d’aujourd’hui : la décision de justice, pas forcément plus mauvaise, aura été vidée de son sens. La sentence aura été rendue bien avant, à l’acclamation numérique et cathodique populaire.
Et cela sert les intérêts des Groupes Sociaux Finances, qui se moquent bien du jugement rendu par l’appareil judiciaire, puisqu’ils auront pu faire à cette occasion, et avant lui, de l’audience, du débat, de l’évènement, et surtout du profit.
Et tant pis pour le justiciable qui, quels que soient ses actes et ses fautes, n’aura eu droit qu’à un simulacre de vérité, de sanction, de pardon et de réinsertion. Un droit fondamental de l’être humain pourtant, en démocratie.
Comment corriger ce fonctionnement devenu si bien assujetti aux intérêts des Groupes Sociaux Finances ? Est-ce seulement possible ?
Il me revient une anecdote, une coutume d’une île oubliée du Pacifique : lorsque le conseil de la tribu faisait cercle pour prendre des décisions, l’usage voulait que l’orateur se place au milieu, et que tous les membres lui tournent alors le dos : les grimaces, les gros yeux, les mimiques de séduction ou d’intimidation de l’orateur devenaient alors vaines, et seuls portaient ses arguments, à leur juste valeur.
Peut-être devrions-nous faire de même. Prendre acte du caractère si particulier, si dramatique du temps judiciaire.
Peut-être devrions-nous sanctuariser ce temps-là, y suspendre ou en tout cas y réglementer strictement la liberté d’expression démocratique, devenue ravageuse sans légitimité, et sans retour possible.
Notre progrès humain y gagnerait, beaucoup.
Daniel Rigaud