Avec mai 68, l’heure est aux célébrations des cinquantenaires.
Intéressante, cette durée de cinq décennies : encore accessible au souvenir pour l’individu, déjà significative pour les évolutions géopolitiques.
Prenez la Chine par exemple.
1968
Mao vient de lancer (1966) sa Révolution Culturelle, faisant bousculer la classe dirigeante par les gardes rouges adolescents fanatisés. Certains soixante-huitards parisiens brandissent le petit Livre Rouge à la Sorbonne ou sur les barricades, pour effrayer le bourgeois et impressionner les camara-aaa-aades. Peyrefitte allait écrire (1973) : « Quand la Chine s’éveillera…. » .
La Chine est déjà une puissance nucléaire (1964), et va bientôt prendre la place de Taïwan parmi les 5 membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU (1971). Elle agace les Américains par Vietnamiens interposés, mais pas plus.
Cette Chine-là ne fait pas peur. Révolutionnaire certes, mais pauvre. Un leader idéologue à sa tête, mais sur le fond incompétent en développement. La Chine achète peu et vend peu.
Voilà ce qu’en disait de Gaulle à l’époque, avec sa vision de temps long et son verbe étincelant :
https://www.youtube.com/watch?v=YlIHA7TikeY
1978
Mao vient de mourir (1976). La réforme économique lancée tourne le dos au dogmatisme, fait une alliance improbable mais pragmatique entre la toute-puissance du Parti et la libéralisation économique. La population est invitée à s’enrichir et consommer, mais aussi à ne pas faire d’enfant (politique de l’enfant unique)
1988
Les réformes vont trop vite, la soif de s’enrichir est partout et la corruption aussi. Les étudiants rêvent de démocratie et se font massacrer place Tien An Men (1989) : le régime réaffirme sans faiblesse son modèle totalitaire. Il calme un peu le jeu sur le rythme des réformes économiques qu’il poursuit. Des conflits régionaux se produisent.
1998
La croissance du PIB continue son rythme infernal autour de 7-8% par an. La Chine vient de s’offrir (1997) une place financière et portuaire de première importance : Hong Kong (1997), qu’il annexe sans violence. Geely, qui deviendra en 10 ans seulement le premier constructeur automobile chinois privé, est créé cette année-là. Ali Baba sera créé l’année suivante.
2008
La Chine organise ses premiers Jeux Olympiques. Plus grosse délégation mondiale, elle est aussi la première en récoltant 100 médailles olympiques. Une année de plus, le budget militaire augmente de 20%. Le Président Jintao est réélu, le futur Président Xi Jinping est nommé vice-Président. La Chine ne laisse passer aucune critique, extérieure ou intérieure, concernant la pollution de ses villes, la répression au Tibet, ou l’application des Droits de l’Homme.
2018
La Chine est devenue la 2ème économie mondiale. Elle était 10e en 1968. Sa population a été doublée en 50 ans. L’espérance de vie de sa population est passée de 56 ans à 72 ans pendant la même période. Elle n’est plus seulement l’usine à bas coût de la planète, elle fait partie du très petit groupe de Nations les plus innovantes, comme le montre son engagement dans la COP 21. Elle est la nouvelle puissance face aux Etats-Unis, dont elle est le principal sous-traitant et principal créancier. Elle arrête la politique de l’enfant unique.
Elle lance son programme terrifiant de « Sesame Credit » pour mettre au pas en douceur toute sa population, mobilisant tous les systèmes de recueil d’information sur les comportements de l’individu (réseaux sociaux, plate-formes d’achat, video-surveillance à reconnaissance faciale,…) pour lui donner un « score social » l’incitant à franchir des paliers déclenchant des récompenses, selon la mécanique bien connue des jeux vidéo :
Vous avez bien entendu : en 2018 l’adhésion à « Sesame Credit » est libre, en 2020 elle sera mandatory.
Mandatory. Obligatoire. Pour un milliard et demi d’êtres humains.
Voilà le parcours de la Chine. Une réussite exceptionnelle, si l’on s’en tient aux chiffres.
Elle a su transformer sa pauvreté en atout, en tirant parti de ses faibles salaires, mais aussi de son caractère national industrieux.
Elle est dirigée d’une main ferme par une très petite nomenklatura (les « Princes Rouges ») sur une ligne constante depuis des décennies, une autre sorte d’attracteur étrange :
Pouvoir stable, resserré et corrompu. Enrichissement du peuple. Susceptibilité nationale. Collectivisme consenti. Répression des libertés.
Les dirigeants chinois, comme autrefois la Wehrmacht, semblent s’être fiés à la clairvoyance de de Gaulle :
« La Chine, un grand peuple, le plus nombreux de la terre, une race où la capacité patiente, laborieuse, industrieuse a depuis des millénaires compensé le défaut de cohésion et de méthode, le défaut collectif de cohésion et de méthode »
Ses dirigeants se sont attaqués au défaut. Aujourd’hui, grâce à la numérisation et l’intelligence artificielle, ils ont enfin en main la machine à uniformiser, domestiquer, formater, vectoriser 1,5 milliards d’êtres humains. Dans le sens de la ligne du Parti, tenu par les « Princes Rouges » depuis la mort de Mao, sans aucune intention de partage.
Et cela réussira d’une manière imparable : parce que les Chinois eux-mêmes le voudront.
2028
Que prévoir pour la Chine dans 10 ans ? Difficile de répondre, cela va trop vite.
Sauf peut-être dire que le mouvement engagé ne s’arrêtera pas : sa vitesse acquise est trop importante, sa masse devenue trop élevée pour ne pas attirer à lui d’autres populations, non chinoises celles-là. Elles se battront pour participer au système, au jeu des dominants.
C’est le baiser engloutisseur du sable mouvant chinois qui guette la planète. Sans violence. Sans retour.
A nous, les démocraties, de faire vivre un « attracteur étrange » encore plus séduisant!
Daniel Rigaud