Ces derniers mois, l’actualité internationale nous renvoie implacablement, événement après événement, à des schémas que l’on croyait appartenir aux vieilles lunes : bi-polarisation mondiale, montée des nationalismes, lutte des classes, et même guerres de religion.
Quelle ironie de l’Histoire ! Dans les années 90, dans le sillage de l’effondrement de l’URSS incapable de suivre économiquement la course aux armements imposée par l’Amérique reaganienne, qui n’a cru que le « monde libre » avait gagné, écrasé sans appel les dictatures idéologiques, ou théocratiques?
Désormais, et pour toujours, il n’existerait plus que la libre entreprise, la loi du dollar dans un espace économico-financier mondialisé : il n’y avait qu’à voir la frénésie de lucre s’emparant des hiérarques chinois et russes, ou l’érection par l’Europe de la libre circulation des biens et des personnes en dogme absolu de son existence, pour s’en convaincre. Les Nations, ces obstacles ringards, seraient bientôt dissoutes.
On connaît la suite, et la crise financière inouïe de 2007-2008 qui a ébranlé (un peu) cette belle conviction, ruiné les plus faibles et épargné les responsables, comme toujours.
Et qui voit réapparaître sur le devant de la scène mondiale, tels des morts vivants, les anciennes dictatures russe et chinoise. Car elles étaient mortes, ou peu s’en faut : l’URSS disloquée, les « pays frères » se bousculant pour intégrer l’Europe, n’était plus une superpuissance ; la Chine, semblant abjurer son communisme, allait avec ardeur au Canossa de l’économie de marché.
Et qui voit un peu plus tard, resurgir les comportements nationalistes, sous la poussée migratoire du continent africain, et devant l’espèce de réponse molle, illisible et néanmoins contraignante de l’administration européenne.
Et qui voit les actes de profanation anti-religieux s’accroître sensiblement, et les attentats islamistes tuer comme jamais en France et en Europe.
Et qui voit en France, et parfois en Europe, apparaître une lutte des classes en jaune, qui ne dit pas son nom.
Mondialisation heureuse, où est ta victoire ? Quels pas franchis grâce à toi par l’Humanité ? Ne nous ont-ils pas plutôt ramenés en arrière, pour vivre une nouvelle guerre froide entre l’Est et l’Ouest, une sorte de « match retour » entre systèmes démocratiques et totalitaires ? Avec le même résultat attendu?
Pas sûr.
Regardons de plus près les « joueurs », qui rentrent sur le terrain, en nous concentrant sur ceux de classe mondiale, négligeant ainsi les « petites démocraties », et les dictatures à caractère local, ou même « familial » : pour elles, d’avance pardon !
Singulièrement, les Etats-Unis et l’Europe d’un côté (les « démocraties »), la Russie et la Chine (les « totalitarismes ») de l’autre. Les membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU, pour faire simple.
Commençons par les totalitarismes. Et là, on peine à les reconnaître.
Dans les années 50 ou 60, ils se définissaient par leur appartenance revendiquée à une idéologie collectiviste, à une vision, originale et accusée, de l’Homme et de l’Humanité, et de leurs relations : pour faire simple encore, l’individu n’est rien, ses penchants naturels sont déplorables, mais il peut se sublimer grâce au Parti et à l’éducation que celui-ci lui apporte.
La suspicion est la règle, la violence d’Etat, la privation des libertés, sont légitimes, au nom de la construction d’un avenir radieux de l’Humanité.
Et c’est aussi une idéologie de conquête : l’internationale sera le genre humain. Cette conquête se fera elle aussi par la violence, sur les esprits comme sur les corps, violence des armes et de la propagande, par l’emploi du rapport de forces contre un ennemi diabolisé.
Les grands totalitarismes d’aujourd’hui ne font référence à aucune idéologie, aucune conquête, ne promettent plus aucun Grand Soir. Sur le plan international, la conquête par la violence des armes est passée au second plan, même si elle n’est pas complètement abandonnée. Sur le plan intérieur, des libertés ont été accordées, des initiatives individuelles sont possibles.
En fait, tout se passe comme si le terrible échec des années 90 les avait amenées à se dépouiller de tout, sauf de l’essentiel : l’exercice sans faille du pouvoir par une nomenklatura « fermée », qu’elle s’appelle Princes Rouges en Chine, ou ex-KGB en Russie.
C’est le pouvoir pour le pouvoir, si bien décrit dans « 1984 ».
Peu importe, me direz-vous, s’ils ont renoncé à la violence armée pour dominer le monde, et commercent bourgeoisement dans le cadre de l’OMC ? Après tout, les Russes ou les Chinois ne sont-ils pas plus heureux maintenant ? Et s’ils veulent plus de libertés individuelles, de droits sociaux ou citoyens, à eux de les obtenir ! C’est un sujet de politique intérieure qui ne nous regarde pas, à quelques protestations convenues droits-de-l’hommistes près.
Pas si simple.
Dans le passé, les totalitarismes, même les plus extrêmes, ont buté sur une limite absolue : la conscience de l’individu. Un opposant pouvait être torturé, battu, « rééduqué » des années dans des camps, jusqu’à ce qu’il confesse ses fautes, trahisse ses amis, et fasse allégeance à la Doctrine et au Grand Leader : mais même brisé, détruit, au fond de lui, il n’approuvait pas. Irréductiblement.
Et c’était bien là le talon d’Achille, rédhibitoire jusqu’à présent, du totalitarisme face à la démocratie : ne fabriquer que des soumis dissimulateurs et rancuniers, et non des citoyens engagés, aimant (et défendant) le système politique de la démocratie : liberté d’expression, détermination de la volonté générale, sanction des élections,….
Cette faiblesse, les totalitarismes ont maintenant les moyens de la faire disparaître. De s’emparer des esprits, les conditionner définitivement à soutenir le régime.
Et c’est là où on touche au sublime : plus besoin de violence. Les individus adhèrent spontanément au système, mieux s’emploient activement à le développer et le renforcer, s’y engagent personnellement toujours plus.
Ce qui le permet : à la fois la capacité de traitement des Big Data captées de tous côtés, l’appétit naturel humain pour le jeu, et le besoin de socialisation renforcé par la disparition des groupes humains de proximité : couple, famille, village.
A ce mélange détonant, il ne manquait plus qu’une allumette : la volonté totalitaire.
C’est ainsi que naît le merveilleux système « Sesame Credit », qu’implante à toute allure le pouvoir chinois : chacun dispose d’un capital de points évoluant à la hausse comme à la baisse selon ses opinions, ses préférences de consommation, ses comportements dans la vie, … et les amis qu’il fréquente.
Et le niveau de points a des conséquences très concrètes : cadeaux, bonus… ou privations de liberté de voyager, d’accès à des offres d’emploi. Plus de 11 millions de Chinois ont été ainsi interdits de transport aérien depuis 2014 !
Face à ce totalitarisme mutant, comment se présentent les démocraties ?
Pas au mieux, c’est le moins que l’on puisse dire.
D’abord, c’est à leur tour d’être engoncées dans des visions universalistes et dogmatiques : la mondialisation de l’économie, la concurrence en tous domaines des activités humaines, leur marchandisation ou leur financiarisation, et les Droits de l’Homme, en guise de catéchisme.
Engoncées dans des promesses de progrès économique et culturel continus, de souveraineté du peuple choisissant librement ses représentants, peuple qui en retour fait corps avec ses élus.
Magnifique.
L’ennui, c’est que la promesse est largement devenue un conte, et que les peuples s’en aperçoivent.
Que les élections proposent des alternatives de plus en plus fabriquées. Que les élites s’affranchissent de leurs devoirs envers leurs mandants, pour mieux cultiver leur carrière au sommet du pouvoir.
Que les exhortations au respect des Droits de l’Homme n’ont aucun effet sur les grands totalitarismes, et n’amènent à sanctionner que les petits tyrans.
Ce dévoiement, ce manque de résultats, créent un scepticisme grandissant des peuples envers le modèle que vantent leurs dirigeants, et une défiance sourde, ou même ouverte, envers eux.
Et dans cette situation de défiance, le réflexe d’un peuple est toujours le même : se réassurer. Se retourner vers des certitudes anciennes et éprouvées : ce qu’il est, son Histoire, son identité.
En face, chez les grands totalitarismes, les peuples sont fiers des réussites de leur Nation. Elles rendent la légitimité de leurs dirigeants inattaquable. Peuple et dirigeants font bloc.
D’un côté, des totalitarismes réinventés : allégés des doctrines et des promesses, disposant d’un moyen redoutable de maîtrise des esprits et déterminés à l’utiliser, disposant de l’unité de commandement de toujours, surfant sur les succès.
De l’autre, des démocraties lézardées : à la lourdeur congénitale des prises de décision, s’ajoutent la mise en échec ou le dévoiement des dogmes à ambition universelle, une perte de confiance envers les dirigeants, et une tendance au repli identitaire.
Alors, gagné d’avance, le match retour ?
Daniel Rigaud
Prochain article : régénérer nos démocraties : comment ?