1. La lettre de motivation
« Chère salariée, cher salarié électeur-recruteur,
J’ai pris connaissance de votre recherche de candidat (dont vous avez la bonne idée de changer tous les 5 ans), pour diriger votre établissement France, et qui m’a vivement intéressé. Pourquoi ?
Oh bien sûr, je pourrais évoquer en premier lieu tous les avantages matériels et statutaires de la fonction, qui permet de faire de temps en temps de petits plaisirs aux amis, sans risque car à l’abri du prestige quasi-divin qu’elle confère. Qui ne serait sensible à un tel cocooning ?
Mais le plus important pour moi n’est pas là : le plus important, c’est la confiance sans limite que vous allez m’accorder, pour ces 5 ans, sans menace stupide de promesses à tenir. Savoir que je ne serai choisi que pour moi-même, et non pour mes idées ou mes réalisations, voyez-vous, cela me fait monter les larmes aux yeux.
Mais on ne peut s’étonner de cette situation : l’établissement France appartient au Groupe Europe, à qui mes prédécesseurs (si vous me choisissez), avec beaucoup de constance et de sagesse, ont remis bon nombre de leviers de pouvoir. Cela allège d’autant le poids du poste et la portée des décisions, qui s’y prennent ainsi d’un cœur bien plus léger, le contrôle y devient sans objet. Permettez-moi de saluer ici leur clairvoyance et leur sens de l’anticipation, dont je recueille les fruits aujourd’hui.
Votre confiance est d’autant plus méritoire que beaucoup de candidats, comme moi-même, sommes d’anciens directeurs généraux ou directeurs généraux adjoints de votre établissement, qui sous-performe depuis trente ou quarante ans (avec nous ? grâce à nous ? je vous laisse décider). Là où bien d’autres sanctionneraient, vous non. Nous sommes, grâce à vous, les miraculés de l’échec, les Rocky I, II, III, IV,… du management, toujours vivants, toujours partants, toujours revenants, toujours la banane !
En juste retour, je ne viens pas à vous les mains vides, j’ai de très bonnes nouvelles :
Tout d’abord ne vous étonnez pas du faible nombre de candidatures que vous allez recevoir : entre nous, nous avons décidé de demander à nos réseaux sociaux de droite et de gauche de réaliser une présélection ; ainsi, vous n’aurez devant vous que des candidats comme moi, dûment estampillés par nos propres amis, éventuellement quelques repoussoirs ou faire valoir, mais vraiment très, très peu.
Cela ne présente pour vous que des avantages : simplification d’un choix toujours stressant, tranquillité sur le résultat dans 5 ans garanti par nos passés, certitude de sélectionner un candidat à l’ego hypertrophié par ces présélections primaires, si bien nommées. Et l’ego, Dieu sait que ça aide pour rester vaillant en l’absence de résultat.
Vous aurez ainsi à choisir entre des candidats dont vous connaissez depuis longtemps et parfaitement l’essentiel, je veux parler de la couleur de leurs chaussettes aux dents du petit dernier, vous dispensant ainsi d’utiliser d’ennuyeux tests de compétences ou « d’assessment » comme on dit dans le Cac 40, ou les Cabinets de Conseil.
D’ailleurs, à quoi bon établir qu’aucun d’entre nous ne connaît les clients et les concurrents de votre établissement, ou son fonctionnement hors celui de l’étage de Direction ? Tout le monde le sait déjà !
Pour autant, je ne méconnais pas votre processus de sélection, et je suis prêt à le suivre, à passer par l’épreuve des entretiens publics.
Alors là, comptez sur moi pour en faire un vrai moment de détente conviviale : je n’ai pas mon pareil pour me rendre sympathique à travers des anecdotes sans queue ni tête, parler d’un ton pénétré de ce que je ne connais pas, larmoyer un peu sur les accidentés de l’entreprise même quand j’y suis pour quelque chose, théâtraliser en martelant des formules, lancer de vifs encouragements à y aller, tous ensemble, tous ensemble ! Effet émoti-comique garanti.
En cas de trou, de panne d’inspiration, de question trop précise, comptez aussi sur moi pour très bien manier le « faire en sorte » qui transforme le problème en solution : c’est magique ! Démonstration :
Question : « Notre dette à long terme est trop élevée de 40% ! Que comptez-vous faire ? »
Réponse : « C’est un sujet très important. Moi-même, en tant que…. j’ai été amené à …etc Eh bien, je ferai en sorte de réduire de 40% notre dette à long terme !»
Vous voyez ?
Bien entendu, au cours de ces entretiens, je m’engage à éviter de dresser tout ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à une analyse de la situation, donner des priorités, tracer des plans de marche, ou je ne sais quelles bêtises de ce genre. Pourquoi pas une vision pendant qu’on y est !
Foin de tout cela. Je sais ce que j’ai à faire : des tonnes de promesses sur la variété des capsules des machines à café, la couleur des murs des bureaux, les destinations des voyages du Comité d’entreprise, et les limites du casual wear du vendredi.
Toutes aussi décousues, inefficaces et irréalisables les unes que les autres, peu importe du moment qu’elles soient espérées, par si peu de salariés que ce soit.
Après ?
Une fois que vous m’aurez choisi, je ferai comme d’habitude : prendre dans mes équipes tous mes ex-compétiteurs, aux ego encore plus démesurés que le mien parce que battus, les placer à des postes subalternes pour pouvoir les humilier à loisir, et procurer par leurs révoltes et leurs grimaces, et bien vite leur démission, un spectacle éducatif et divertissant à l’ensemble du personnel.
Cela me distraira aussi et m’évitera la tentation de penser à l’emploi, aux résultats financiers, au bien-être au travail, ou à l’innovation. Trop souvent, le mieux est l’ennemi du bien, et il faut bien que je soigne mon bilan, en vue de mon prochain mandat.
Convaincu que ma candidature retiendra toute votre attention, j’attends avec confiance votre convocation aux entretiens, que je prépare déjà : « Salariées, salariés, moi dirigeant, je… »
Daniel Rigaud