3 800 pages pour l’édition DALLOZ 2016.
3 800 articles en 2003, plus de 10 000 aujourd’hui.
10 000 professionnels à temps plein pour en faciliter l’application.
Voilà le sujet-montagne qui est devant le gouvernement, sous pression du dogme européen posant que le chômage se résorbe quand le « marché » du travail devient plus fluide.
Cette position peut faire débat: intuitivement, on se dit que l’éducation, l’innovation, l’efficacité industrielle, le dynamisme commercial, la pertinence stratégique feraient bien plus pour l’emploi.
Si le règlement du régiment faisait la victoire d’une armée, cela se saurait.
Mais admettons.
Admettons a minima que cela ne fera pas de mal, dans un pays comme la France qui adore légiférer, ratiociner à coups de réglementations toujours plus customisées, de simplifier la vie économique et sociale.
Enfin, si on y arrive, et à un « coût » bien inférieur à l’avantage attendu, encore mal défini aujourd’hui.
Alors, au petit matin de cette première grande bataille du gouvernement, comment se présente la situation ?
Un historique pesant
Le premier élément de cette situation est justement que c’est une bataille.
De tout temps en France, les évolutions touchant au travail ou au social ont été le résultat de rapports de force dans un jeu gagnant-perdant : 1892, le Front Populaire, 1947, 1963, Mai 68, plus récemment 1995, 2016 avec la loi El Khomri.
Le rituel d’adoption d’une réforme ne semble pouvoir se passer de négociations détricotant la logique générale initiale, de prises de position théâtrales, de grèves et de blocages d’intimidation, jusqu’à la défaite visible d’un des deux camps.
Il faut constater en passant qu’au cours des affrontements récents, le « camp des travailleurs » a plutôt atteint ses objectifs, en général de statu quo.
Justes ou non, ces conflits et leurs issues ont maintenant deux inconvénients :
- Ils ont installé l’idée que le conflit est une stratégie efficace et à très faible risque (peu de violences de la force publique, casse tolérée, sympathie de l’opinion, jours de grève souvent payés,….)
- Ils ont mythifié le conflit, lutte du bien contre le mal, des pauvres contre les riches, élevant les anciens au rang de héros du peuple, et dont il faut se montrer les dignes successeurs.
Cet historique va peser fortement sur les acteurs, et les incitera à adopter des postures de combat, castratrices pour les solutions et destructrices pour les relations.
Des personnages institutionnellement pas à la hauteur
Pour qu’une pièce de théâtre soit un succès, il faut que les personnages, incarnés par les comédiens, soient forts et habités par le sujet.
Cette pièce du Code du Travail va se jouer à trois personnages principaux : l’Etat, le Parlement, les syndicats.
Ne présumons pas ici des comédiens, dont beaucoup vont connaître à cette occasion le baptême du feu, mais interrogeons-nous sur les personnages en présence : sont-ils à même de porter la pièce ?
On peut en douter, à examiner leurs actes passés et leur nature.
- L’Etat, sous la conduite de l’équipe nouvellement élue, est plein de bonne volonté : il a (théoriquement) en tête l’intérêt général de la Nation, il a réfléchi à la cible à atteindre, à ce qu’il faut faire pour y parvenir.
Malheureusement, sa conviction est fragile, et il va perdre, au fil des négociations, la cohérence générale de sa réforme, parce que conclure devient progressivement le plus important. Pourquoi ? Parce que l’échec du vote relève de la politique, celui de la réforme, de l’Histoire.
- Le Parlement est un organisme à double métabolisme : collectif, par le jeu des partis, groupes parlementaires structurant l’opposition et la majorité ; individuel, par le jeu du député ou du sénateur qui, pour sa pérennité, doit exister pour ses électeurs, et ses collègues. Pour l’un comme pour l’autre, le sujet du code du travail sera un de leurs aliments de mandat, en aucun cas une cause majeure ou un moyen d’accomplissement.
- Les syndicats sont le personnage le moins légitime de tous : 8% de taux de syndicalisation en France, financé au maximum à 30% par ses adhérents, pour le reste subventionné par l’Etat, les collectivités locales, le patronat… et dont le ratio permanents/adhérents est le plus fort d’Europe.
Personnage faible, il tente de le cacher avec la complicité bienveillante d’un Etat qui feint de le croire représentatif, et sera, comme tous les faibles, enclin le premier à la violence pour exister.
Ce casting est inquiétant, d’autant plus qu’il va manquer, dans cette pièce du « Code du Travail pour l’Emploi », deux personnages importants :
- Les demandeurs d’emploi, pourtant largement concernés par ces règles du travail qui les ont indirectement exclus et géré leur éviction de l’entreprise, ou qui les empêchent d’y revenir, ou d’y entrer ; et également, à leur corps défendant cette fois, par le coût de leurs indemnités qui pèse sur celui du travail
- Les TPE/PME, pourtant en première ligne sur la création d’emplois, et les moins armées pour bien appliquer les articles du Code
Pour ne rien oublier, la pièce devra aussi répondre aux problématiques protection/flexibilité, France/Europe, opposition/majorité,…
Comment s’en sortir ?
Pour l’instant, l’équipe au pouvoir a une stratégie claire, mais partielle : écarter du débat l’acteur « Parlement », aller vite. Pour le moment, un peu court.
En politique comme ailleurs, les projets meurent non de l’action des opposants, mais du manque d’alliés.
Et ici, le manque d’alliés est criant ; en l’état actuel les personnages, trop faibles, trop friables, ne porteront pas la pièce et son sujet, le « Code du Travail pour l’Emploi », jusqu’au bout. En l’état l’historique, pesant comme un manteau de plomb, surdéterminera le résultat : mesurettes, pirouettes.
On ne peut changer rapidement les personnages, alors il faut les « doper ». Introduire les autres personnages concernés dans la pièce, qui vont donner de l’air. Les mobiliser sur un enjeu fort, dont ils seront tous co-responsables devant les Français : par exemple, rédiger un code pour réduire le taux de chômage de 10% à 5%. C’est la première mesure.
La deuxième : se mettre d’accord et s’engager sur des principes d’airain pour écrire le nouveau Code :
- Donner la priorité absolue à ce qui favorise l’activité,
- Rechercher avant tout le retour à l’emploi,
- Conjuguer sens de la responsabilité et visibilité dans l’emploi
- ….
La troisième, c’est l’ouverture à quelques idées neuves ; en voici quelques-unes :
- Pour le retour à l’emploi, Initier des démarches « à 3 bandes » ou plus : l’approche classique de Pôle Emploi est de chercher à rapprocher à coups de formations le chômeur d’un emploi vacant, et d’ignorer les postes pourvus. C’est jouer au ballon en se privant de 90% du terrain.
Et bien évidemment, c’est très difficile, car l’écart est grand entre les métiers qui recrutent et ceux qui débauchent, d’où provient probablement le chômeur.
Par contre, il est très probable que quelqu’un en poste soit plus proche du profil recherché ; s’il prenait cet emploi, se créerait dans son entreprise un besoin qui, par jeu de taquin, pourrait conduire à créer une opportunité plus proche du profil du chômeur.
Créer dans le Code les dispositions qui serviraient cette logique aurait sans doute un effet puissant sur l’emploi.
- Rapprocher pour les apparier les problématiques de vieillissement des métiers et de temps de carrière restant : éviter de créer des chômeurs potentiels en embauchant des jeunes dans des filières sans avenir
- Régionaliser les actions activité /emploi : le paramètre local reste fort pour exercer son activité professionnelle et faire sa vie. Cela incite à concevoir et piloter les actions conjointes de développement d’activité et de résorption du chômage à ce niveau (Département ou Région)
Voilà qui peut aider à aller vite, et au bout.
Aller vite, soit, mais il faut réformer aussi en profondeur la stature des personnages, pour porter durablement l’objectif de l’emploi.
Pour l’Etat et le Parlement, les choses se jouent les semaines prochaines. Nous verrons de quelle maîtrise du temps et du tragique ils feront preuve.
Pour le personnage syndicats, le transformer est critique, car son besoin d’exister explique en grande partie l’hydropisie de ce Code impotent. Puisqu’il est dans la pièce, il faut que ce personnage soit fort, avec toute la légitimité nécessaire pour exercer son rôle pleinement, sereinement, au bon niveau d’enjeu et en toute responsabilité.
Pour cela, trois mesures paraissent nécessaires :
- Financer leur fonctionnement exclusivement par les cotisations des adhérents individuels,
- Rendre l’adhésion obligatoire pour tous les salariés,
- Les intéresser au taux de chômage, dans leur entreprise et au niveau national.
Si tout cela s’installe avec des mesures d’accompagnement crédibles et rassurantes, des rapides victoires, alors on peut espérer vaincre cette Hydre de Lerne, et voir s’installer enfin un dialogue social de coopération et de progrès.
Car si la peur se réveille, c’est l’insurrection, ou l’immobilisme. Dans les deux cas, l’échec et le tragique nous attendent.
Daniel Rigaud