Depuis le 18 mars, les concurrents à la Présidentielle sont connus.
Dès lundi 20, une grande chaîne a organisé une longue émission politique, donnant en quelque sorte le coup d’envoi aux confrontations directes des candidats et des programmes.
10 millions de Français l’ont regardée, ce n’est pas rien : la moitié de l’audience d’une finale d’Euro de foot. Ou 20% du corps électoral, ce qui est moins impressionnant, mais quand même.
Mais que venaient-ils chercher, tous ces téléspectateurs ? Le divertissement d’une politique spectacle, chaque candidat jouant son « character », comme dans une émission de téléréalité bien scénarisée?
Ou, dans une situation d’hésitation inédite à un mois du premier tour, avec plus de 50% d’indécis et à peine 70% d’intentions de vote, essayaient-ils de se donner envie ? De se faire une conviction ?
Mais qu’ont-ils vu ?
- D’abord une moitié de débat, TF1 s’arrogeant le droit de trier entre « petits » et « grands » candidats, au nom de leur niveau dans les sondages censé représenter leur poids dans la vie publique, avec la bénédiction du CSA et du Conseil d’Etat. Critère du passé, aussi inapproprié au fond qu’inattaquable en apparence.
- Des candidats acceptant cette situation, deux n’en disant pas un mot, trois se contentant de regrets convenus, porteurs subliminaux d’un condescendant « Dommage… une autre fois peut-être ? ». Tous, bien loin de l’idée de refuser de participer à cette imposture de débat.
- Un saucissonnage des sujets abordés, en des temps tellement serrés que chacun pouvait tout juste mentionner quelques mesures qui claquent, prendre à partie (oh, bien timidement) un concurrent, faire un effet de tribune ou une tirade attrape-tout de candidat à l’ENA en galère au Grand Oral
- Des journalistes grands-prêtres de l’égalité du temps de parole, pour eux alpha et oméga de l’équité d’expression, coupant un candidat sans se soucier de la compréhension par le téléspectateur d’une position à moitié exprimée : la forme, pire le formatage du média, écrasant le fond.
Que peuvent retenir les 10 millions de Français de ce lundi soir, pour choisir leur candidat et leur programme ?
- Sur les programmes, aucune vue d’ensemble simple : ambitions qu’ils portent, problèmes qu’ils veulent résoudre, conviction intime, lignes directrices d’action qui s’en déduisent, faisabilité financière, calendrier de réalisation ; on ne leur a présenté qu’un hachis de mesures et de postures, dont beaucoup étaient là pour plaire catégoriellement
- Sur les candidats, aucune connaissance intime : les comportements étaient surdéterminés par les communicants, à l’avance et même pendant les débats, comme un coureur pendant une étape du Tour de France. Résultat : des comportements lissés à l’extrême, pour ne pas risquer de commettre une boulette « en direct ».
- Sur l’émission, un message fort de dépossession: elle montre avec une insolence tranquille que le contenu politique est désormais soumis aux règles des émissions d’entertainment : 5 candidats plutôt que tous, parce que ça suffit pour faire de l’audience, parce que ça permet de « rentrer » dans un format d’émission télé. Et au diable l’attente du citoyen, déçu par les mandats précédents, inquiet de la situation de la France et de la sienne, à l’écoute de nouvelles offres politiques pour faire face à une période qui s’annonce plus que périlleuse.
Cette démonstration de force est à double destination :
- des candidats d’abord, pour faire sentir à ceux qui l’ignoraient encore où sont les maîtres du jeu, de qui dépend vraiment leur élection, et leur capacité d’agir pendant leur mandat,
- des électeurs ensuite, à qui est dénié le droit de comprendre les offres politiques présentées, de s’élever une fois tous les 5 ans à la hauteur des enjeux d’une Nation qu’ils aiment, de choisir leur Président(e) en connaissance de cause; les nouveaux maîtres ne veulent pas de citoyens éclairés, ils font tout pour qu’ils ne le soient pas : ce qu’ils veulent, c’est 10 millions de consommateurs de pub avant le show, décérébrés devant leur poste.
Résultat ? Avec ce mécanisme à l’œuvre, nous nous dirigeons tout droit vers un scrutin sans valeur d’engagement, ni des électeurs hésitants ni de l’élu(e) désabusé, sur un programme rendu intenable par la surenchère des promesses de deuxième tour.
A la clé, après l’ivresse des campagnes électorales, une obligatoire révision de promesses en cours de mandat (allez, on changera de Premier Ministre), justifiant une nouvelle fois la défiance des Français envers leur démocratie, les conduisant par désamour au repli individuel ou communautariste, et la classe médiatico-politique à l’enfermement dans sa bulle arc-en-ciel, en plein déni de réalité.
Et cette situation de pulvérulence sociale prépare deux scénarios tout autant détestables :
- la poursuite de la perte d’indépendance, de consistance et bientôt d’existence, de la Nation et du citoyen au profit d’autres systèmes de pouvoir hors contrôle collectif ;
- la montée de la violence, organisée ou non, à la fois permise et justifiée pour leurs auteurs par la disparition des règles acceptées et appliquées de démocratie.
Pour vivre, une démocratie ne peut ni se diviser, ni se mimer; c’est un système-enveloppe d’intelligence et d’estime collectives, puissant et fragile aussi, reliant le plus simple des citoyens au plus haut responsable de l’Etat ; nul Groupe Social tiers, fût-il riche, puissant et médiatique, n’y a sa place, à peine de le détruire.
La démocratie ? Prenons-la, ou reprenons-la maintenant ! Et prenons-la toute, avant qu’on nous la prenne.
Daniel Rigaud
NB : Le prochain article de Conjecture 4.0 de fin mars présentera et mettra en débat les moyens d’y parvenir
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