Nous vivons l’époque de l’individu-roi : lancée au siècle des Lumières, cette conception gagne du terrain jusqu’au début du XXe siècle, marque un temps d’arrêt avec les totalitarismes et leurs réactions, reprend avec le début de l’émancipation des femmes, les trente glorieuses, s’affranchit progressivement des institutions (entreprise, famille, église, nation,…) et des mœurs établies.
Et on en voit bien les avantages potentiels : individuellement, permettre un plus grand épanouissement ; collectivement, développer l’innovation et accélérer le progrès. Au total pour l’humanité, l’atteinte du bonheur spinozien. C’est le but affiché.
C’est sur ce terrain préparé que prend pied et se développe la société de consommation, la multiplication des produits et services d’abord pour des segments de consommateurs, bientôt pour des individus, ou plutôt des segments temporels d’individus, tant les envies et leurs réponses deviennent impulsionnelles et éphémères.
Cette accélération n’est ni naturelle ni fortuite : c’est la condition du développement d’un « système ». Et ce « système » change subrepticement d’objectif : ce n’est plus le bonheur de l‘humanité qui est recherché, c’est l’installation d’un état de désir permanent.
Mais la nature humaine n’est pas faite ainsi : l’envie une fois satisfaite, vient une période de jouissance paisible de ce qui a été obtenu. L’envie disparaît, plus de besoin inassouvi. Inacceptable pour le système.
Faute de pouvoir casser ce cycle, on va le compresser : on réduira au maximum ces temps de jouissance, et on multipliera les montées de désir. Comment ? En rendant les produits plus rapidement obsolètes, parfois en réduisant la qualité, mais surtout en lançant plus vite des nouvelles versions.
Placé ainsi dans cette course à la satisfaction de désirs imposés dont il espère encore confusément obtenir le bonheur, l’individu perd ses repères, s’abandonne à cette avalanche de stimuli qu’il confond avec ses besoins, et devient consommateur éphémère, versatile, éternel insatisfait mais sans le ressentir, car sans cesse happé par un prochain désir.
Pour répondre à cette demande qu’elles ont-elles-mêmes rendu complexe, les entreprises s’adaptent, en changeant leur structure de coût : abaisser ceux de production, en réduisant la qualité des matières premières et délocalisant pour un prix de main d’œuvre plus faible; augmenter ceux de distribution et de marketing, pour susciter et capter à la fois cette demande artificielle.
Et pour coller d’encore plus près à ses soubresauts, on va flexibiliser la main d’œuvre, en développant de nombreuses formes de travail précaire.
Procéder ainsi a un autre avantage : précariser empêche l’individu de se construire un avenir autonome, d’investir le temps long, et le rabat vers ces petits bonheurs court terme que propose la consommation.
La boucle est bouclée : le « système », intelligence qui n’est pas la nôtre et que nous appelons « Groupe Social », a assuré doublement et durablement son emprise sur l’esprit des hommes, entravant, probablement, la progression de l’espèce humaine.
Est-ce bien ce que nous voulons, pour nous et nos enfants ?
Daniel Rigaud