Nous vivons la fin d’un certain ordre mondial.
Après l’affrontement Est-Ouest d’après-guerre, dans les années 1990-2010, le « camp du bien » a cru triompher avec l’effondrement de L’URSS, les printemps arabes, la conversion apparemment fervente de la Chine aux lois du marché et du libre-échange capitalistes.
Les Etats-Unis, l’Union Européenne allaient pouvoir imposer leur paradis, entre démocratie, individualisme hédoniste et consumérisme : encore un peu de patience, encore un peu plus de libre échange et de libre circulation, encore un peu plus de droits de l’Homme, et le fruit mûr tomberait. Et tant pis si les peuples souffrent du chômage et de l’immigration massive, puisque les T-shirts sont moins chers.
Et puis tout s’est détraqué.
La Russie a relevé la tête, et joue hardiment sa partie géostratégique de toujours dans les Balkans et l’Asie Mineure : son « tsar » Poutine, porté par son peuple, transgresse les droits de l’Homme ou des Nations sans scrupule, lorsqu’il estime que l’intérêt supérieur de la Russie est en jeu.
Les printemps arabes ont fait long feu. La chute de quelques dictateurs a ravivé des querelles claniques ou des luttes entre obédiences musulmanes; la résistance des autres a justifié des interventions droit-de-l’hommistes occidentales qui n’ont mené à rien, si ce n’est à exaspérer les actions terroristes, notamment en France et en Europe, et faire intervenir sur le champ de bataille d’autres puissances , Russie ou Turquie, poursuivant leurs propres intérêts géostratégiques.
La Chine est sortie de son attitude pateline « d’usine du monde » pour afficher au grand jour son ambition légitime de devenir la première puissance mondiale, politique, économique, militaire. Elle pose lourdement sa patte sur Hong-Kong, les Ouighours, bientôt peut-être Taïwan. Elle pousse vers l’Europe son tentacule de la Route de la Soie, au Sri-Lanka, au Pirée, à Djibouti.
Les Etats-Unis ont pris conscience tardivement de cette situation, ou plus exactement leur peuple, qui vota Trump en 2016 pour défendre son existence. Trump a engagé une politique de repli national, mais aussi de renforcement de la défense des intérêts américains, que poursuivra certainement Biden, en mettant un peu plus de formes. Un réarmement naval vient d’être lancé, et le traité New Start avec la Russie, arrivant à échéance cette année, n’est pas du tout sûr d’être renouvelé.
Et l’Europe dans tout cela ?
Elle subit. Elle se soumet. Elle agite les Droits de l’Homme et sanctionne économiquement à droite ou à gauche les (petits) pays récalcitrants, ou ses propres membres (un comble !) alors que des temps tragiques approchent.
A la première épreuve, sanitaire ou migratoire, quand elle ne se débande pas, elle négocie, que ce soit un prix de vaccin ou une répartition des migrants illégaux, comme si c’était l’alpha et l’oméga de toutes les situations. Avec les résultats piteux que l’on connaît : L’Europe a le plus mal protégé ses citoyens de la pandémie et/ou de la récession économique, et a, au bas mot, deux mois de retard de vaccination. Quant à l’immigration, aucune ligne directrice ne se dégage, a fortiori aucune mise en œuvre ….
A part la France, aucune des 26 Nations ne veut participer à une Europe superpuissance. Avant de songer à négocier, il faut avoir fait une analyse, s’être fixé un objectif. Les instances européennes analysent peut-être, mais sont incapables de se fixer des objectifs. Elles se refusent à ériger une Défense européenne hors OTAN, ce prête-nom des Etats-Unis. Elles n’ont aucune politique de peuplement et de démographie. Elles n’ont aucune vision géostratégique.
L’Union Européenne est une institution de clercs, de financiers et de juristes. La seule superpuissance qu’ils imaginent, c’est celle de leurs métiers et de ses outils : procédures, traités, taux d’intérêt et droits de tirage.
L’Union Européenne se targue de défendre l’intérêt des consommateurs par le développement de la concurrence, fût-ce au détriment de tout le reste : citoyennetés, cultures, économies.
Même cela, l’U.E. n’y est pas arrivée. Parce que l’être humain ne se réduit pas à sa seule dimension économique. Parce que le court terme, pour réussir, doit s’inscrire dans un long terme.
Dans cette configuration, avec cette « philosophie », L’Europe ne sera jamais une puissance souveraine. Tout au plus, une civilisation partagée du passé, et un marché de libre échange.
En attendant, nous y sommes tous empêtrés, et faisons semblant de croire que si les choses vont mal, c’est qu’elles ne pourront qu’aller mieux. Etrange logique de Shadok, qui dure depuis soixante-dix ans….
Nous n’avons plus le temps de nous bercer de ces illusions. L’Europe a de nombreuses divisions, mais pas de celles dont parlait Staline. Elle n’est pas prête à affronter le gros temps qui s’annonce.
Erdogan vient de nous le rappeler sans ménagement. Les « dirigeants » européens concernés, divisés par des querelles d’ego, ont subi sans réagir cet affront du « siège à la turque » : où étaient nos soi-disant valeurs civilisationnelles européennes, Madame von der Leyen, Monsieur Michel ? Notre sens de l’honneur ? Mais non, on reste, on subit, on est là pour négocier :
« Au-delà de la surprise qu’elle a d’ailleurs affichée dans son expression en poussant un « Ehm » d’exaspération, l’Allemande « a préféré donner la priorité à la substance plutôt qu’à des questions de protocole ou de forme, et c’est certainement ce que les citoyens de l’UE auraient attendu d’elle », a commenté le porte-parole de la Commission, Eric Mamer, lors du point presse quotidien de l’exécutif ».
Tout est dit. Déguiser sa lâcheté en sagesse supérieure, comme au retour d’un Munich. Appeler à la rescousse la majorité silencieuse. Et ne rien faire, à part dire « Ehm ».
De nombreux autres affronts internationaux nous attendent. Et chacun sait que le pal turc, s’il commence bien, se finit très mal.
L’Europe, enfin ce qui en sert, se présente en victime désignée des futurs affrontements intercontinentaux. Et c’est consubstantiel à sa nature.
Allons-nous, voulons-nous disparaître avec elle?
Daniel Rigaud