La pandémie n’a pas encore achevé sa trajectoire, on ne sait encore où s’arrêtera le compteur des morts. Mais déjà apparaissent des évidences.
Au milieu de ces victimes à terre, de ces gens en blanc qui se battent pour contenir leur nombre, de ces quelques profiteurs, charognards comme toujours de tous les champs de bataille, pourquoi la honte et la colère l’emportent-elles sur le chagrin ?
Parce que nous nous sommes trompés, nous l’Humanité. Aussi bêtement qu’un ingénieur qui aurait oublié un facteur de charge et verrait s’écrouler son pont. Nous ne sommes pas malades du COVID 19, ce sont nos structures sociales et mentales qui prennent le mur.
Comment ne pas voir d’ailleurs que ce sont les populations des pays les plus « avancés » dans le développement et le mode de vie qui sont touchés, pas en exclusivité mais en priorité ? L’Italie du Nord plutôt que celle du Sud ? Les métropoles plutôt que les campagnes ? Touchés par cette « maladie de blancs », comme on commence à le dire sans aménité en Afrique ?
Cette partie-là de l’Humanité, qui se veut, se pense, se dit son aile marchante, vient de se faire moucher. Se faire mettre au piquet du confinement.
3 milliards d’êtres humains soumis, en désespoir de cause, à la mesure la plus bête du monde même si elle est provisoire, parce qu’elle est la seule à pouvoir encore, in extremis, sauver des vies.
Terrible aveu d’impréparation.
Pourtant nous étions prévenus. SRAS, grippe aviaire, H1N1, Ebola, même la grippe saisonnière nous enseignaient que les attaques virales existaient et pouvaient provoquer des complications létales, souvent par détresse respiratoire, que leur contagiosité pouvait être foudroyante. Que fabriquer un nouveau vaccin prend entre un et deux ans.
Mais on avait jusqu’à présent contenu tout cela à des dommages socialement acceptables : après tout, c’était souvent les plus fragiles qui étaient les victimes, n’était-ce pas tout simplement inévitable que cela se produise, sous une forme ou une autre, un peu plus tôt ou un peu plus tard?
Tel était notre récit subliminal. Et puis il y avait la pression de l’instant, du chiffre, l’oubli du long terme.
Il y a eu plusieurs degrés d’impréparation :
- Celle des stocks, comme les masques, lits d’urgence, vêtements de protection, personnels de santé formés, qui laisse démuni face aux premiers afflux de malades, et rend impossible l’application d’une politique massive de détection et de prévention,
- Celle des approvisionnements et de l’appareil de production des produits nécessaires face à la pandémie, qui conduit à un déséquilibre structurel entre un besoin croissant exponentiellement et la capacité de mise à disposition,
- Celle des scénarios que peut prendre la pandémie, des réponses stratégiques à donner, des tests de résilience des dispositifs, qui réduit à l’improvisation dans l’urgence,
- Celle des mentalités, d’abord des élites et des sachants qui se fient à leurs systèmes bâtis sur des hypothèses dont ils n’interrogent plus la pertinence, mais aussi de la population insouciante qui s’estime à même de décider elle-même ce qu’il est bon de faire face à une pandémie, et fronde contre les autorités.
Chacune de ces impréparations est plus difficile et plus longue à corriger que la précédente : un déficit de fournitures se comble rapidement si l‘appareil de production est robuste et réactif ; un défaut de capacité de production peut être pallié si les scénarios ont prévu jusqu’au pire, et sont opératoires ; en dernière ligne, une population responsable et des décideurs lucides et pragmatiques peuvent encore très bien faire, même sans scénarios définis à l’avance.
Mais changer les mentalités, si elles ne sont pas prêtes, est hors d’atteinte sur la durée d’une pandémie. Faute de pouvoir donner une réponse suffisamment civique et collective, le désastre économique et le désastre social, puisque nous aurons les deux, sont alors inévitables.
La France, l’Italie, l’Europe et les Etats-Unis à des degrés divers, vivent une impréparation sur ces quatre niveaux. L’analyse post-crise, les enquêtes qui auront lieu diront pourquoi l’Allemagne a eu dix fois moins de morts que la France, ou que la Suède n’a pas eu besoin de confiner.
Et puis il y a des exceptions : Taïwan, la Corée du Sud, Singapour, le Japon, et même jusqu’à un certain degré la Chine, qui ont réussi à juguler la pandémie. L’arrêt de l’économie a pu souvent être évité.
Ces pays étaient probablement sanitairement mieux préparés, ou capables de réagir à toute vitesse comme la Chine qui construit en 10 jours un hôpital de 1000 lits. Sans doute, ils avaient vécu des expériences d’épidémies plus douloureuses que nous.
Mais cette meilleure préparation technique est l’effet, et non la cause. La cause de leur succès, c’est l’unité collective forte de la population autour de ses dirigeants, surtout en situation de crise, unité bâtie de longue date par l’Histoire : menace extérieure permanente pour la Corée ou Taïwan, catastrophes naturelles pour le Japon.
Sont-ils pour autant un modèle à suivre ? Devons-nous chercher à mettre en place, acquérir une forme d’esprit collectif, primant sur notre individualisme, pour triompher des épidémies ? Mutualiser nos données personnelles, accepter de nous faire « tracker » dans toutes nos allées et venues par nos portables devenus semi-bracelets électroniques ?
Peut-être. Ou à tout le moins nous entraîner régulièrement à ce genre de fonctionnement collectif contraint, à l’échelle d’une Nation, ou éventuellement, si nous en sommes capables, d’une zone de solidarité et de sécurité plus large, comme on s’entraîne à des évacuations incendie. Pourquoi, plus tôt que de devoir mettre à l’arrêt l’économie dans le désordre de l’improvisation et à des coûts faramineux, ne pas faire tous les ans quinze jours de simulation de crise sanitaire, permettant de tester la pertinence et l’efficience des scénarios de crise ? Construire ainsi un fonctionnement « dual », de beau temps et de crise, rôdé et accepté par la population, l’intégrer durablement dans nos schémas de vie ?
Oui. Peut-être y arriverons-nous.
Mais il y a autre chose.
Les succès des pays asiatiques présentent une énorme fragilité.
Leurs scénarios et plans d’action sont uniquement défensifs. Ils partent de l’idée que le virus est un agresseur dont il faut se protéger, l’éradiquer si possible. C’est lui, ou c’est nous.
Cette vision des choses n’est pas pertinente.
D’abord parce que l’Histoire, et notamment l’Histoire militaire nous enseigne que les stratégies purement défensives conduisent tôt ou tard à l’excès de confiance, à la baisse de vigilance parce qu’on pense être à l’abri derrière ces si belles défenses. Une initiative, une attaque improbable nous prend alors à revers, et au dépourvu. Et en matière de vivant, l’improbable règne.
Ensuite parce que l’Humanité ne peut pas vivre contre le vivant et contre l’Univers, dont les virus font partie aussi, aussi légitimement que l’Humanité. Il faut trouver comment vivre avec. Les virus ne sont pas des monstres surgis de nulle part, ils sont une forme d’organisme durable de l’Univers, quelque part entre matière et vivant. Peut-être trouver comment détourner leur mécanisme de duplication de nos cellules, duplication qui semble être leur seule finalité : les virus ne cherchent pas à nous éradiquer ! Peut-être trouver comment éviter que nos systèmes immunitaires ne s’emballent quand le virus est présent. Peut-être aussi revoir nos conceptions sur le sens de la vie, la valeur de l’individu et de l’espèce, et notre sens des priorités.
Si nous réussissons ce changement-là de repère, alors c’est sûr : nous ne revivrons plus jamais ça.
Daniel Rigaud
Ah, Daniel, tes réflexions sont toujours aussi pertinentes ! De mon côté, je mène une réflexion complémentaire sur la démocratie représentative (élections périodiques) et le rôle d’un chef d’Etat et d’un gouvernement. « Gouverner c’est prévoir » est déjà beaucoup mais savoir pour quoi on se bat est essentiel : à quoi sert donc l’Etat ? Et s’il est remis en cause régulièrement, n’est-ce pas parce qu’il ne remplit pas son rôle ? Pour avoir été militaire, je sais que l’histoire ignorée nous condamne à un [éternel] recommencement. Il s’agit de fixer les buts, d’élaborer une stratégie pour les atteindre en prenant en compte la situation et ses évolutions prévisibles et imprévisibles. En l’occurrence la crise sanitaire actuelle était non seulement prévisible mais déjà identifiée – Rapport 2008 de la CIA ! Peut-être les dirigeants devraient-ils tous suivre l’Ecole supérieure de guerre ou à défaut l’IHEDN (Institut des hautes Etudes de la Défense Nationale) ? Et demeurer humble !
Merci Jean de ton appréciation et de ton intérêt jamais démenti!
Quelle forme va prendre ta réflexion sur le sens de l’Etat?
Tu sais que Conjecture 4.0 est ouvert à d’autres contributeurs ou contributrices, et à toi en particulier bien sûr!
Daniel