Cette pandémie est une épreuve foudroyante.
Ses effets en quelques mois, partout dans le monde, dépassent l’imagination. L’usine-monde de la Chine à l’arrêt. Des pays entiers confinés, toutes activités suspendues. Les Bourses qui s’effondrent. Les avions cloués au sol. Des débuts de panique dans les magasins. Des gouvernants prenant des décisions dictées par la dernière urgence en date, les plans préparés à l’avance n’ayant pas réussi.
La langue française est une langue aussi savoureuse qu’énigmatique. Tenez, ce mot « épreuve » : il a ce sens premier de catastrophe, mais aussi celui de prestation d’une compétition, ou encore de révélateur. Par ces sens mêlés, nous sommes incités à réfléchir plus profondément à ce qui nous arrive.
Commençons par le dernier : que nous révèle, comme une épreuve photo, cette pandémie sur nous-mêmes ?
Une dramatique média-dépendance : ce n’est pas une nouveauté, mais une confirmation éclatante : un drame n’existe que s’il est médiatisé. Les millions de miséreux des pays du Moyen Orient ou d’Afrique ne se mettent à exister s’ils deviennent milliers de migrants à portée de caméra. Ne deviennent cause que par répétition, sans considération de la cruauté de leur situation : est-elle supérieure à celle des Ouïghours, Tchétchènes ou chrétiens d’Orient, dont on ne parle jamais ?
Depuis les premiers morts de Chine et le confinement du Wuhan, la répétition médiatique a été impressionnante, distillant jour après jour le nombre de victimes, les histoires individuelles poignantes, les feuilletons des rapatriements, et j’en passe. Forcément, le public finit par s’inquiéter. Plus l’inquiétude monte, plus le sujet devient un must dans les média : la spirale est enclenchée.
Que cela touche chacun sans discernement suffisant, on peut le déplorer mais le tolérer. Mais que la décision politique, celle du plus haut niveau, soit incapable de résister à ce conditionnement, c’est une faute. C’est mettre le destin national en remorque de la logique purement financière de média fabricants d’émotion : cela ne peut que conduire à de désastreux arbitrages…. Même si en attendant, tout le monde applaudit.
Mais qui alors garde la tête froide, porte l’intérêt général dans sa complexité, nous convainc d’une ligne à suivre, rude s’il le faut mais gagnante pour le plus grand nombre et dans la durée ? Comment croire qu’en mettant au-dessus de tout la vie humaine, en déclarant que les moyens seront engagés sans limite budgétaire, en faisant litière de toutes les règles de simple bon sens financier, on fasse acte de gouvernement ? Comment croire que l’addition, avec intérêts, n’en sera pas présentée à quelqu’un, un jour ou l’autre ?
Un oubli total de la rationalité : 600 000 morts dans le monde. 60 000 en Europe. 10 000 en France.
Terrible n’est-ce pas ?
Et cela s’est passé en 2019, 2018, 2017,…. tous les ans, en gros.
Ah oui, au fait, ce sont les chiffres de la grippe saisonnière, vous savez, celle dont tout le monde se fiche, à part les seniors hypocondriaques et les mamans dont les enfants font une semaine de fièvre.
En France, le nombre de morts par COVID 19 est de 80, sur 2 mois 1/2. 80.
Pendant cette même durée de 8 à 10 semaines, période de la grippe saisonnière, on a dû avoir pas loin des 10 000 morts habituels.
D’un côté, 10 000 morts qui n’existent pas. De l’autre, 80 morts qui prennent toute la lumière.
Mais pourquoi ?
Mais s’il n’y avait que cela. Le monde entier se confine, entre en récession, altère ses modes de vie. Nous entrons dans un véritable état de guerre, sans être sérieusement menacés dans notre existence collective. Et pour quel résultat ? Comment être sûrs de tirer un bénéfice de ce que nous avons réellement empêché, à mettre en regard des dégâts, certains quant à eux, causés à l’économie, aux vies ordinaires ?
Mais non, tout cela est ignoré, pas dans le champ visuel. Sous la pression insoutenable de l’opinion publique fabriquée par les média, les politiques abdiquent et se retranchent derrière les médecins, population infiniment respectable mais dont le logiciel, sauver toutes les vies, n’est pas, ne peut devenir celui de l’intérêt général que doit porter le politique.
Notre faiblesse éthique et morale, devant la mort en particulier :
Il est étonnant de voir nos réactions face à un imprévu de cette nature : alors que nous tenons depuis des décennies un discours altruiste d’ouverture des cœurs, des économies et des frontières, nos réflexes reptiliens face à ce que nous percevons comme une menace, fulgurent : ruée sur les magasins, fermeture des frontières, refus d’assistance entre pays pourtant tous européens, replis nationaux de tous ordres….
Où sont passées les valeurs que nous affichons comme transcendant l’individu, dépassant son existence ? Sommes-nous prêts à mourir pour elles ? Ah, mais non !
Si nous sommes aussi sensibles à la peur qu’on nous fabrique, ou aux convenances d’opinion quand on est à la tête d’une Nation, c’est qu’au fond nous n’y croyons pas, à l’abri de nos paravents d’avatars sociaux. Ni entre individus, ni entre nations. Peut-être, ce que nous affichons croire n’est pas réaliste. Peut-être, ne croyons-nous pas nécessaire d’avoir une éthique de la mort et de la vie partagée par tous les humains. En tout cas, comment imaginer avoir une action sanitaire cohérente, solidaire et efficace mondiale, sans elle ?
La démonstration du caractère conventionnel de l’économie : Je sais bien que nous n’avons pas de mémoire. Mais tout de même. Que ne nous a-t-on dit sur le respect des 3% maximum de déficit budgétaire, ou le péril de l’augmentation de la dette, justifiant les refus d’investir sur les besoins réels de la société, sans pour autant traquer des abus ailleurs ? Sur la culpabilisation des heures de travail perdues ?
Et là, miracle ! Le bonnet est jeté par-dessus les moulins : foin de la dette, adieu rigueur budgétaire, fonctionnement tendu de l’économie, on s’arrête de travailler et on sera tous indemnisés ! Les banques centrales créent pour cela, à partir de rien, des centaines de milliards d’€ de monnaie, rachètent à tour de bras des emprunts obligataires. Pour les conséquences, on verra plus tard…
Mais quelle réalité a cette économie-là ? A quoi nous fait-on jouer ? Quelle valeur accorder à ces règles violées par leurs créateurs mêmes, pour un évènement d’aussi faible dangerosité pour l’espèce humaine ?
L’étonnante acceptation de tous pour s’arrêter : c’est peut-être le plus étonnant de tout : cette espèce de soulagement inavoué de s’arrêter quelques jours ou quelques semaines. Je ne parle pas seulement des lycéens ou collégiens qui sautent de joie quand Macron annonce la fermeture des établissements scolaires. A l’abri de ce prétexte sanitaire, et à part les soignants, c’est chacun qui peut s’arrêter, abandonner le stress du réveil, du métro, du bureau. La Chine, sans son nuage permanent de pollution, respire. Les villes italiennes sans voiture aussi, tandis que leurs habitants chantent aux balcons….
Avions-nous tous besoin, au fond de nous et presque sans le savoir, de cette pause, dans la course effrénée de la vie actuelle ? Qui peut dire si cette respiration, énorme et simultanée, ne débouchera pas, immédiatement ou plus tard, sur des remises en cause drastiques, vers d’autres fonctionnements économiques et sociaux ?
Devant l’urgence, la mise hors-jeu de la démocratie comme système politique : c’est une vérité venue du fond des temps, mais qui se rappelle à nous aujourd’hui avec force : lorsque ça va mal, il faut agir vite et juste, et pour cela s’en remettre à un homme ou une femme qui prend seul, ou seule, la main. C’est bien entendu très risqué : il vaut mieux que cette personne soit quelqu’un d’inspiré, et d’une haute valeur morale pour ne pas se laisser griser par son pouvoir momentanément absolu.
Mais c’est la seule chance : la démocratie est une belle chose, mais c’est un système de beau temps. Un luxe sociétal, placé très haut dans la pyramide de Maslow.
Alors face à cette crise, il y a dans le monde des pays qui ont les bons leaders, d’autres des leaders qui ne sont pas bons, et ceux qui n’ont pas encore basculé dans le fonctionnement adapté… je vous laisse mettre les noms.
Voilà pour l’épreuve-photo.
Passons maintenant au dernier sens : épreuve, partie d’une compétition. A quel dépassement de nous-mêmes ce COVID 19 nous invite-t-il ?
La mondialisation de l’économie, suivant la ligne directrice de l’optimisation des coûts pour le consommateur, a un pré-supposé : que le monde soit un milieu homogène, de confiance et de fiabilité.
Ce n’est pas le cas. Les hommes, s’ils partagent ce qu’on appelle le sens du lucre et acceptent la pratique du contrat, en lisent l’application suivant des systèmes de valeurs, de représentations, qui leur sont propres. Sur cette diversité, le mondialisme économique a jeté le voile du profit en pensant tout lisser. Mais il craque aux premières difficultés, et expose au grand jour le chacun pour soi sous-jacent.
Les ruptures brutales se font dans les approvisionnements, révélant les failles de sécurité dans des domaines stratégiques. Les décisions de fermeture de frontières, de suspension des vols, de mise en quarantaine, obéissent plus aux représentations et valeurs de chaque pays, qu’à la recherche d’une efficacité concertée. Les nombres de contaminés, les taux de mortalité, deviennent des enjeux de gloriole nationale, alors que leur comparabilité scientifique est quasi-nulle.
Nous n’avons pas d’approche planétaire de santé du problème, à commencer par une manière identique d’établir des statistiques, jusqu’à la manière dont se répartiront les doses de vaccin quand celui-ci aura été trouvé, on peut en prendre ici le pari.
Nous n’aurons pas davantage de vision partagée du redémarrage économique mondial : les concurrents les moins affaiblis tenteront d’acheter, ou d’achever les mourants. Nos systèmes politiques réagiront dans le désordre, alors que la cohérence est la clé de l’efficacité.
Nous n’aurons jamais tout cela tant que nous n’aurons pas progressé, sur le plan mondial, sur notre éthique humaine, notamment sur la relation entre la vie et l’économie, l’individu et le Groupe Social. Sur la place de l’Humanité dans le vivant, dont fait partie, comme elle, le COVID 19.
Je ne dis pas qu’il faille aller vers un système unique, cette utopie ultime. Mais au moins commençons par accorder nos solidarités, nos économies, nos sociétés à nos finalités et nos valeurs.
Ce serait déjà avoir bien réussi cette épreuve.
Daniel Rigaud
Excellent article ! Plein de bon sens et de hauteur de vue. Nous apprenons que la vie sur terre a plus de deux milliards d’années et qu’elle est passée par des formes différentes. L’humanité en est une et elle sera suivie d’autres, sur cette petite planète perdue dans l’immensité ; elle aurait intérêt à trouver les bons arrangements pour durer et ainsi poursuivre le délicieux chemin de l’humanisation !