Dans n’importe quelle société démocratique, les élections sont des moments importants : elles entérinent les changements de cap, sanctionnent les résultats d’une législature, en ouvrent une autre, et renouvellent le personnel politique.
Pour l’Europe, hors les référendums rarissimes et trop souvent bafoués, les seuls moments d’expression démocratique sont les élections des députés européens, qui viennent de se terminer. L’exécutif et le judiciaire européens sont, eux, depuis toujours hors de contrôle démocratique.
Naturellement, de multiples analyses se sont développées sur ces résultats, sur le sens à donner à l’augmentation de la participation, plus de votes verts par-ci, souverainistes par-là, moins pour les « partis de gouvernement »,…. et les futures coalitions que cela rendra possible, ou nécessaire, à Strasbourg. Et les impacts sur la scène politique française.
Fort intéressant. Mais pour qui ?
Ce qui serait intéressant pour tout le monde, me semble-t-il, serait de connaître la réponse à ces deux questions :
« Les projets et les programmes européens présentés étaient-ils suffisamment clairs pour vous ? »
« Avec les résultats de ces élections, les orientations qui seront appliquées pendant 5 ans au Parlement européen sont-elles suffisamment évidentes ? »
Dit autrement, le processus démocratique européen fonctionne-t-il, avec présentation de choix programmatiques, arbitrage de souveraineté citoyenne éclairée, engagement de réalisation qui permettra, en fin de mandature, de juger sur pièces des résultats ?
Tout porte à croire que le taux de réponses positives à ces questions serait de l’ordre de l’impondérable.
Preuve en est, la fluidité inégalée des votes à ces élections, prenant à contre-pied les outils les plus sophistiqués des sondeurs, par des choix de dernière minute.
De là à parler de vote de hasard, ou d’impulsion…. genre de vote qui sera bien vite oublié.
Mais comment s’en étonner, ou le reprocher aux citoyennes et citoyens qui se sont exprimés ? Dans une élection rendue excessivement partisane et nationale, occultant les enjeux européens ? Où le vote consiste à choisir des listes aux candidats largement inconnus, qui sitôt élus s’agglutineront dans des groupes parlementaires sans visage, adeptes à l’année longue de jeux obscurs de coalitions ? Où toute traçabilité de l’action d’un élu devient de la sorte impossible ?
Tout semble fait pour que l’électeur se désintéresse pendant 5 ans. A l’image d’une banque de sperme, on prélève à la hâte nos votes, et nous n’en connaitrons pas les rejetons, enregistrés à jamais sous X !
Géo-stratégiquement parlant, L’Europe est importante pour tous ses habitants, nous dit-on. Soit.
Si c’est important, on devrait donc chercher à nous y intéresser. Et pas que pendant 15 jours de campagne, une fois tous les 5 ans. On fait tout le contraire.
Pourquoi une telle dépossession et une telle opacité ? Voudrait-on provoquer l’indifférence chez les électeurs ? Y aurait-il quelque chose d’inavouable dans cette « construction » européenne ? Une « liste cachée » de motifs et d’objectifs ?
Avant de répondre hâtivement, et tomber dans le puits sans fond du complotisme, prenons un peu de hauteur.
Tout cet appareillage européen assemblé en 70 ans, que lui manque-t-il pour que nous nous l’approprions ? Que nous mettions dans sa construction, en toute lucidité, un peu de nos rêves et de nos émotions ?
A y réfléchir, on peut en retenir 4 lacunes principales ; chacune d’elles serait suffisante pour bloquer les élans d’adhésion, leur agrégation actuelle en fait un barrage himalayen.
- Il n’existe pas de finalité européenne établie et partagée
Ce n’est pas nouveau, mais toujours aussi paradoxal : depuis l’origine on ne sait pas, ou on ne dit pas, pourquoi on « fait » l’Europe. On multiplie mesures, règlements, institutions, budgets, sans cap défini, encore moins partagé par onction démocratique. Serions-nous en train :
- de bâtir un Empire, à l’image des Etats-Unis ou de la Chine ? Mais pour quelle « proposition de valeur » différenciante et attractive pour la planète ? Avec quels attributs nécessaires (diplomatie, Défense, économie, modèle civilisationnel,….), et quelle stratégie d’acquisition ?
- d’établir une sorte de grande « Conciergerie » multi-services, mise à disposition des Nations-membres : monnaie, normes, administration, …. ?
- de constituer un grand « Business Club », où des projets transnationaux, industriels ou financiers, pourraient se construire au cas par cas, entre gens de bonne compagnie ?
Tenter de faire croire que la paix entre les Nations, la « protection » contre le reste du monde, le marché unique constituent des finalités ultimes suffisantes pour un continent, est une escroquerie majuscule, une insulte à l’intelligence citoyenne, et fait autant rêver qu’un contrat d’assurances.
Tant qu’elle durera, tant que l’ambiguïté de la finalité ne sera pas levée, tant que le choix ne sera pas explicité, les peuples se tiendront à distance.
2.La faisabilité d’une Europe Unie n’est pas assurée
Tout porte à croire cependant qu’en réalité, l’eurocratie en place vise un modèle d’intégration supra national, bien plus en tout cas qu’une simple « Conciergerie ». Et cela semble cohérent : comment peser dans les affaires du monde à hauteur de 250 millions d’humains, sans unité de moyens d’analyse, de décision et d’action ?
Cette eurocratie compte sur un processus « par petits pas » pour y parvenir, sans avoir besoin d’afficher l’objectif : nous y reviendrons.
Sans examiner la pertinence de cette cible au reste toute éventuelle, est-elle seulement atteignable ?
Certes, l’heure n’est pas aux grandes convergences européennes, entre le Brexit, la fronde des pays de l’Est, la montée des souverainistes, l’inertie du couple franco-allemand, depuis longtemps en panne d’idées et peut-être d’envie, et au leadership pour cela affaibli.
Mais au-delà de cette circonstance, la fusion de Nations aux passés multiséculaires, aux langues et cultures spécifiques, à la fois produits et réceptacles d’une rude suite d’épreuves et de réussites fondatrices, est-elle praticable ?
Elle le serait si se produisait un gigantesque transfert d’unité d’appartenance, des Nations vers l’Europe.
Arriver à ce qu’un Estonien devienne mon frère, mon concitoyen autant que l’habitant de Montaigut-le- Blanc ou de Santo Pietro de Venaco, avec qui je partage Jeanne d’Arc, le pont de Lodi, Descartes et le Tour de France, avant même de le connaitre.
Et cela arrive quand on est copropriétaire d’une histoire commune, riche de ces émotions qui marquent au fer rouge les mémoires des générations, riche au point de vouloir continuer, d’avoir une communauté de destin portée par des symboles, forts parce que chargés d’Histoire : un hymne, un drapeau, une culture.
Pas une Nation en Europe qui ne dispose aujourd’hui de ces symboles-là, tous parfaitement opérationnels pour leur rôle rassembleur.
Et contre quoi propose-t-on aux peuples d’Europe de troquer ces symboles vivants, pour se retrouver et vibrer ensemble :
- Un drapeau étoilé, qui ne s’est brandi sur aucun champ de bataille, pour des victoires enivrantes ou des défaites tragiques ?
- Une ode de Schiller arrangée par Mozart comme hymne européen, œuvre certes admirable, mais œuvre de musique de cour pour marquis poudrés, sans racines populaires ? Imagine-t-on un jour l’Hymne à la Joie hurlé à pleins poumons dans un stade, comme le sont aujourd’hui un « God Save the Queen », un « Flowers of Scotland », un « Land of my fathers », ou une Marseillaise ?
- Une collection de valeurs civilisatrices comme culture commune ? Mais dès qu’on veut aller au-delà de ces mots, incarner et illustrer les concepts, on revient immanquablement aux histoires des Nations ! Quel est le récit culturel européen qui ne soit de la littérature allemande, anglaise ou française, de la peinture italienne, espagnole ou hollandaise ? Même s’il y a eu des influences, et c’est heureux, quelle musique, quelle sculpture, quelle architecture n’est pas consubstantielle à une culture, un terroir, un climat même, nationaux ?
Comment ne pas penser, comme au fond d’eux-mêmes les électeurs d’Europe, que cet échange sent l’arnaque ? Qu’on leur propose un meuble Ikéa contre leur bureau XVIIIe estampillé Jacques Dubois, ou un vin d’assemblage contre leur Romanée-Conti 1982….
3. Le processus démocratique européen n’est pas efficient
Une fois l’émotion et l’approbation de la finalité obtenues, la compréhension de la concrétisation reste le meilleur moyen de susciter durablement l’adhésion et l’engagement : par quelles étapes va-t-on passer, où sont les résultats intermédiaires, comment on va résoudre une difficulté,….
C’est à cela que sert, ou devrait servir, le processus démocratique européen : sans remettre en cause la finalité recherchée pour l’Europe, choisie une fois pour toutes, faire tous les 5 ans le bilan des avancées vers la cible, réinterroger les méthodes, ajuster les priorités,… et désigner les représentants qui accompagneront la phase prochaine de construction.
Nous n’avons rien de tout cela.
Nous n’avons pas de bilan objectif de législature. Nous n’avons aucun recueil structuré de nos attentes, ni de priorisation, préalable à l’élection. La comparabilité des programmes politiques, censés répondre aux attentes des électeurs, relève de la pure fiction.
Le mode de scrutin pousse aux choix partisans sommaires, liés aux problématiques politiques nationales. La rupture de la « chaîne démocratique » entre l’élu et le citoyen est instituée, et de manière redondante : listes de candidats établies par les partis nationaux, multiplicité des listes qui disperse les votes, manque de « matrice de passage » entre les partis nationaux et européens,….
4. La méthode de construction européenne choisie est une impasse
La méthode est bien connue : d’un côté, par consensus successifs, on installe des traités de plus en plus contraignants ; d’un autre, on désintéresse les opinions, par redistribution, érosion des particularismes, simulacre de démocratie, ou tentatives de substitution des symboles, comme on l’a vu.
Et la folle espérance « frankensteinienne » de ses apprentis-constructeurs, c’est que les symboles européens imposés finissent par se charger de sens et qu’une culture unique s’installe, par le vécu des traités.
Quelle utopie !
Dans toute l’Histoire de l’humanité, les cas de tentative de substitution de culture par un pouvoir nouveau sont rarissimes ; mais vouloir le faire en tenant la population à l’écart, la traiter en objet qui subit, par pression de haut en bas, ce n’est jamais arrivé.
Prenons l’exemple de la Révolution Française, au changement de culture radical : abandon de la légitimité divine au profit de celle du peuple, émergence de la notion de Nation au détriment du royaume, changement de monnaie, de calendrier, de vocabulaire,…. avec un recul de deux siècles, une réussite, pour l’essentiel.
Comment l’expliquer ?
Avant tout, parce que les Révolutionnaires du Comité de Salut Public avaient un mandat du peuple : le débarrasser d’un système politique et sociétal à bout de souffle, sclérosant, incapable de se transformer. Mandat un peu flou peut-être, mais bien réel. Le rôle du Comité de Salut Public n’a pas été d’inventer le nouveau système, mais d’interpréter, de donner corps à cette puissante aspiration populaire.
D’ailleurs, le Comité de Salut public a-t-il inventé et imposé les trois couleurs du drapeau ? Ou la Marseillaise?
Bien sûr que non.
Ces choix ont d’abord été ceux des insurgés parisiens sur une idée de Lafayette après la prise de la Bastille, ou des volontaires marseillais de l’armée du Rhin, symboles immédiatement chargés de gloire et d’émotions par les premières victoires sans culottes contre l’agression extérieure du vieux monde, puis encore et encore par les triomphes militaires napoléoniens.
Quel est le mandat que les peuples ont donné aux eurocrates de Bruxelles ? Aucun. Et en tout cas, pas celui de faire disparaître les Nations.
Et ce qui arrive aujourd’hui, c’est que la construction européenne, encore bien loin de son terme, est bloquée, au bout de ce qu’elle peut faire sans l’adhésion des peuples.
Peut-être même déjà au-delà. Peut-être que la vague de refus qui se lève ici ou là ne peut plus être arrêtée.
Vous me direz : oui, mais il y a les traités.
Les traités sont des affaires de juristes, d’hommes de loi qui croient pouvoir régler des situations internationales par des mots et des signatures. Les peuples ou les Nations, eux, se moquent des traités s’ils estiment que leur existence en jeu. Même la violence des armes ne suffit pas à les faire taire.
Pas davantage, la loi ne peut définir le destin des Nations. Elle est là pour interpréter et formaliser ce qu’elles veulent. Pas plus. Contraindre est hors de sa portée.
Au fond, il existe quatre « leviers de légitimité » pour bâtir ou conduire un Empire :
- La Loi, qui établit les règles sociales et sociétales,
- La Nation, communauté vivante des citoyens et lien entre les générations,
- L’Etat, qui fournit les moyens de faire appliquer les lois, y compris par la force publique
- La Démocratie, qui permet par l’expression citoyenne, à l’Empire et au peuple de dialoguer et s’ajuster
Ils sont en général tous utilisés, mais avec des priorités différentes.
Ainsi, la construction européenne y fait appel dans l’ordre décroissant suivant : la Loi, la Démocratie, l’Etat, la Nation.
Les trois Empires mondiaux actuels (EU, Chine, Russie) ont d’autres logiques :
Priorités d’utilisation des leviers de légitimité par les Empires
Russie | Etats Unis | Chine | Europe | |
La Nation | 1 | 3 | 2 | 4 |
La Démocratie | 3 | 1 | 4 | 2 |
L’Etat | 2 | 4 | 1 | 3 |
La Loi | 4 | 2 | 3 | 1 |
Aucun, autre que l’Europe, n’a choisi de confier à la Loi la construction de son avenir….
Avec le processus actuel engagé pour la construction européenne, nous sommes condamnés à l’enlisement, puis à la dislocation à terme, si nous ne faisons rien.
Et nous ne pouvons attendre, les mutations géostratégiques en cours sont à l’œuvre : déploiement de la Chine, repli américain, mutations énergétiques, urgence de la maîtrise environnementale,….
Il faut décider maintenant si nous voulons, dans cette nouvelle partie mondiale, jouer nos cartes dans un simple réseau d’alliances européennes, ou partager un destin commun continental.
Dans ce dernier cas, il faut impérativement passer par l’adhésion des peuples. Et pour l’obtenir, l’Europe doit proposer un niveau de projet supérieur à celui des Nations, qu’il vient compléter, sublimer, et non remplacer.
Si nous tardons, nous aurons à choisir, dans la douleur, entre deux options : être des esclaves, ou des marginaux dans le monde qui vient.
Mais après tout, l’Europe peut aussi naître de la tragédie….
Daniel Rigaud
J’espère que je ne serai pas le premier à laisser un commentaire, mon cher Daniel. Ton article, comme d’habitude, est d’un excellent niveau et devrait remplacer la quasi totalité des ceux de nos « spécialistes », aveugles ou conditionnés sinon payés pour répéter ce qu’on leur dit de dire.
L’enracinement n’est pas une valeur progressiste. Pol Pot avait décidé qu’il fallait supprimer les grands-mères porteuses de traditions. Mao a bousculé et traumatisé tout ce qui avait un rapport à l’intellect et à la culture. Est-ce que la désinformation et la propagande peuvent obtenir le même résultat ? J’en doute, quand en plus notre président passe des messages complètement contradictoires en fonction des publics. Ce n’est pas comme cela qu’on peut rassembler – dit un passionné de plan de communication « à la Bossard ». Mais « nous autres civilisations savons maintenant que nous sommes mortelles » a écrit Paul Valéry, et il peut se passer des années, des dizaines d’années avant que ce qui était une évidence devienne une réalité. Faisons là où nous sommes ce que nous avons à faire, peut-être en tant que « derniers hommes ». Amitié, Jean