Ça se passe au-dessus de la Patagonie, dans « Vol de Nuit » de Saint Exupéry. Un avion de l’Aéropostale est pris dans un système orageux inattendu, qui lui ferme un à un les accès aux aérodromes de secours.
Son pilote, Fabien, malmené de tous côtés par la tempête, aperçoit au-dessus de lui un trou dans la couverture nuageuse, où scintillent quelques étoiles qui semblent l’appeler.
Il n’y résiste pas et monte, monte pour dépasser le plafond. Il y gagne un répit, mais y perd son orientation : il a signé son arrêt de mort, et s’abîmera en mer peu après.
Comment ne pas y voir une allégorie de l’actualité politique en France?
Malmené par les affaires de l’été et le mouvement des gilets jaunes, en perte de crédibilité en Europe et sur la scène internationale, le Président s’est jeté sur cette idée du Grand Débat. Auparavant s’étaient fermées devant lui, comme autant de possibilités de refuge, les différentes postures et attitudes adoptées depuis le début du quinquennat :
- Le Président-Commandeur, celui de la cérémonie au carrousel du Louvre,
- Le Président-Réformateur, pourfendeur du Code du Travail et du statut SNCF,
- Le Président-Provocateur, avec ses formules à l’emporte-pièce, ses selfies hasardeux, ses résumés lapidaires,
- Le Président-Taxeur, pour boucler un budget trop dépensier avec le patch d’une taxe carbone, d’un vert bien opportun.
Une à une, elles ont toutes été rejetées par l’opinion, peu convaincue par leurs effets, et désorientée par la succession de leurs contradictions : quand on se veut Jupiter, on garde ses distances. Quand on réforme en profondeur, on n’improvise pas.
Toutes ces attitudes, empilées dans la mémoire collective des Français, composent, par une sorte de persistance rétinienne, une image floue, versatile du Président, qui de l’insaisissabilité glisse vers l’inconsistance.
Alors que lui reste-t-il ?
Le retour au monde d’avant l’élection. Quand il était candidat. Un retour régressif vers cette époque bénie où tous les futurs étaient possibles, où toutes les foules se galvanisaient sur des promesses floues, où toutes les bévues apparaissaient juvéniles, cocasses ou visionnaires, mais jamais disqualifiantes.
Et c’est ce que nous voyons aujourd’hui : d’un côté, en bras de chemise, le Président fait (brillamment) le show pendant des heures ; de l’autre, le bon peuple ravi que le roi vienne l’écouter, voir ses écrouelles. Le Roi te touche, Dieu te guérit.
Stupéfiante pratique, vraie résurgence du Moyen Age dans le New Age.
Qui, parmi les acteurs de ces shows, qui y compris le Président, peut croire à leur efficacité ?
Qui peut croire à une synthèse satisfaisante, parce que sincère et opérationnelle, de ces milliers de contributions individuelles au Grand Débat, aux formats hétéroclites et contenus en partie incompatibles, sans cadrage ni méthode de consolidation préalables ?
N’assisterions-nous pas plutôt à une tentative à grande échelle, cynique et risquée, d’enfumage et de ré-endormissement de l’opinion ?
Eh bien, je ne crois pas. Et c’est peut-être cela le plus inquiétant.
Tous ces gens sont sincères, cela se voit. Ils sont émus, investis dans leur sujet quand ils en parlent. Le Président écoute, explique, argumente avec conviction, sourit, cherche à séduire et convaincre.
Ils sont bien ensemble. Ils se quitteront bons amis. Ils sont presque tombés d’accord.
Mais cela ne dure pas. Autre groupe, autre ambiance (café du village, nouveau meeting, peu importe….) et c’est une autre discussion qui démarre, avec des prises de position toujours aussi sincères, mais très facilement différentes ou opposées des précédentes, simplement parce que la dynamique de la discussion aura changé. Un vrai kaléidoscope de sincérités sans poids ni lendemain.
Quelle importance ? La conviction produit toujours la même chaleur dans la poitrine. Le groupe est toujours bienveillant. Tout le monde a oublié ce que chacun avait dit la veille.
Et ce fonctionnement est symptomatique de l’esprit public actuel. On peut faire ou dire tout et son contraire, tout est vrai car l’émotion individuelle est devenue la base de toute justification, et que l’une vaut autant que l’autre.
On peut en même temps faire une cagnotte pour soutenir un manifestant agressif, et une autre pour ses victimes policiers. Se déclarer pour l’expression de la base, et commencer par beaucoup parler. Lancer le Grand Débat, mais refuser l’idée même de RIC. Vouloir rassembler les gilets jaunes dans un mouvement politique unitaire, et commencer par exclure les divergents.
La résultante ? Elle est connue d’avance : les micromouvements s’annulent, le système brownien fait du surplace, ne produit rien sauf de la frustration, de la dissipation d’énergie en chaleur.
C’est vrai en France, c’est vrai tout autant en Europe où personne ne s’accorde sur rien, que ce soit le Venezuela, la fusion Alstom Siemens, le régime fiscal des GAFA, la politique migratoire ou la dangerosité des OGM ou des produits phytosanitaires.
Nous vivons une société sans repères, sans repères parce qu’elle n’a pas assez défini et partagé son projet collectif, sa notion du Bien Commun au nom duquel fédérer mais aussi trancher pour avancer.
On nous dira : « c’est la démocratie, la liberté citoyenne. » Très bien, parfait.
Si toutefois ce temps d’expression libre est suivi de celui de la construction de projets, de leur arbitrage pour avancer. Et de leur mise en application sans faillir.
Car, pendant ce temps-là, le monde ne fait pas du surplace.
La Chine a son projet mondial et l’applique, que ce soit en Afrique, dans les nouvelles technologies (5G), ou en mer de Chine. Les Etats Unis utilisent à tout moment leur système monétaire, juridique, technologique et militaire au service de leur projet de domination. La Russie trace sa route en Amérique du Sud et au Proche Orient, avec succès.
Et nous ? Nous Français, nous Européens ? On reste dans le trou bleu, sans direction ? Jusqu’à ce qu’on n’ait plus d’essence ?
Daniel Rigaud